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130. MANQUE D'EAU

Pour s'élancer et s'étendre, le feu a besoin de vent et de combustible proche. Ne trouvant ni l'un ni l'autre, l'incendie s'est contenté de manger l'arbre. Une petite bruine-surprise a fini de le mettre à bas. Dommage que cette eau ne soit pas tombée plus tôt.

Les révolutionnaires pro-Doigts se comptent. Les rangs sont clairsemés. Beaucoup sont mortes et, pour les rescapées, l'émotion a été trop forte, elles préfèrent regagner leurs nids ancestraux ou leur jungle préhistorique où elles dormiront la nuit sans crainte d'être réveillées par des flammèches carnivores.

15e, l'experte en chasse, propose à l'assemblée de se mettre en quête de nourriture, car le feu a fait fuir le gibier sur plusieurs centaines de mètres à la ronde.

Princesse 103e assure que, là-haut, les Doigts mangent les aliments brûlés.

Les Doigts affirment même que c'est meilleur que la viande crue.

Les fourmis et les Doigts étant tous deux omnivores, il est possible que ce qui est comestible pour les Doigts le soit aussi pour les fourmis. L'entourage n'est pas convaincu. 15e s'empare courageusement d'une dépouille d'insecte calciné. Avec ses mandibules, elle dégage un cuissot de sauterelle grillée et approche le bout de ses labiales.

Elle n'a pas le temps d'en déguster une miette qu'elle bondit déjà de douleur. C'est chaud. 15e vient de découvrir une loi première de la gastronomie: pour manger de la nourriture cuite, il faut d'abord attendre qu'elle refroidisse un peu. Prix de cette leçon: elle a l'extrémité des labiales insensible et, plusieurs jours durant, le seul moyen qu'elle aura de reconnaître le goût d'un aliment sera de le flairer avec ses antennes.

L'idée fait cependant recette. Toutes tâtent de l'insecte cuit et trouvent ça plutôt meilleur. Cuits, les coléoptères sont plus croustillants, leurs carapaces s'effritent et sont donc moins longues à mâcher. Cuites, les limaces changent de couleur et sont plus faciles à couper. Cuites, les abeilles sont délicieusement caramélisées.

Les fourmis s'élancent pour manger leurs compagnons d'aventure avec d'autant plus d'appétit que la peur leur a creusé l'estomac et le jabot social.

Princesse 103e est toujours anxieuse. Ses antennes pendent sur ses yeux et elle baisse la tête.

Où est Prince 24e?

Elle le cherche partout.

Ou est 24e? répète-t-elle, en courant de gauche et de droite.

Elle s'est complètement entichée de cette 24e, signale une jeune Belokanienne.

Prince 24e, précise une autre.

Maintenant, toutes savent que 24e est un mâle et 103e une femelle. Et c'est ainsi que, sur cette conversation, naît un comportement myrmécéen nouveau: les commérages sur la vie des personnes connues. Comme il n'existe pas encore de presse chez les révolutionnaires pro-Doigts, le phénomène ne prend pas trop d'ampleur.

Où es-tu, Prince 24e? émet la princesse, de plus en plus angoissée.

Et elle erre parmi les cadavres à la recherche de son ami égaré. Parfois, elle exige même de certaines fourmis qu'elles lâchent leur nourriture afin de vérifier s'il ne s'agit pas de prince 24e. À d'autres moments, elle assemble un bout de tête à un lambeau de thorax pour essayer de reconstituer son compagnon perdu.

De guerre lasse, elle finit par renoncer et reste là, abattue.

Princesse 103e aperçoit plus loin les ingénieurs du feu. Dans les catastrophes, ce sont toujours les responsables qui s'en tirent le mieux. Une bagarre éclate entre pro et anti-feu, mais comme les fourmis ne connaissent pas encore la culpabilité ni les mises en jugement et qu'elles sont très friandes de toutes ces gourmandises grillées éparses, les chamailleries ne durent pas.

Princesse 103e étant accaparée par sa recherche de 24e, 5e prend le relais à la tête de la troupe.

Elle regroupe l'escouade et suggère de s'éloigner de ce lieu de mort afin de découvrir de nouveaux pâturages verdoyants, toujours dans la direction de l'ouest. Elle dit que la menace de la pancarte blanche pèse toujours sur Bel-o-kan et que, si les Doigts contrôlent le feu et le levier, deux techniques dont elles ont mesuré les ravages, assurément ils sont à même de détruire leur cité et ses alentours.

Une fourmi ingénieur du feu insiste pour qu'on récupère une petite braise qu'on entretiendra dans un caillou creux. Au début, tout le monde veut l'en empêcher, mais 5e comprend que c'est peut-être là leur dernier atout pour survivre jusqu'à leur nid. Trois insectes entreprennent donc de transporter le caillou creux et sa braise orange comme s'il s'agissait d'une arche d'alliance avec les dieux doigtés.

Deux fourmis sont furieuses de voir le feu si destructeur entretenu par la troupe et préfèrent abandonner. Elles ne sont finalement plus que trente-trois fourmis, les douze exploratrices et 103e, plus quelques comparses de l'île du Cornigera. Elles suivent la course du soleil, très haut dans le ciel.

131. LES HUIT BOUGIES

Troisième jour. Les huit s'étaient levés dès l'aube pour peaufiner leurs projets respectifs.

– Ce serait bien que nous nous réunissions dans le laboratoire d'informatique tous les matins vers neuf heures pour faire le point, proposa Julie.

Ji-woong se plaça le premier au centre du cercle de ses compagnons. Il annonça que le serveur informatique «Révolution des fourmis» était maintenant en place sur le réseau Internet. Il s'y était attelé dès six heures du matin et il y avait déjà quelques appels.

Allumant un écran, il présenta son serveur. Sur la page d'affichage, il y avait leur symbole avec les trois fourmis en Y, la devise 1 + 1 = 3 et en gros titre: RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Ji-woong leur fît visiter le service agora qui permettait les débats publics, le service information qui annonçait leurs activités quotidiennes, et le service soutien qui permettait aux connectés de s'inscrire dans les programmes en cours.

– Tout fonctionne. Les connectés veulent surtout comprendre pourquoi nous avons nommé notre mouvement «Révolution des fourmis» et quel rapport ça a avec ces insectes.

– Justement, il nous faut creuser notre originalité. L'association aux fourmis est un thème inattendu de révolte, raison de plus pour le revendiquer, affirma Julie.

Les Sept Nains approuvèrent.

Ji-woong leur apprit que, toujours par ordinateur et sans sortir du lycée, il avait déposé le nom «Révolution des fourmis» et ouvert une SARL qui leur permettrait de développer des projets. Il tapa sur le clavier. Les statuts de la société apparurent, ainsi que sa comptabilité à venir.

– Désormais, non seulement nous sommes un groupe de rock, non seulement nous sommes un groupe de jeunes occupant le lycée et un serveur informatique, mais nous sommes aussi une société économique capitaliste à part entière. Ainsi, nous battrons le vieux monde avec ses propres armes, annonça Ji-woong.

Tous scrutaient l'écran.

– C'est bien, dit Julie, mais notre SARL «Révolution des fourmis» doit reposer sur des piliers économiques solides. Si nous nous contentons de faire la fête, le mouvement s'étiolera très vite. Avez-vous élaboré des projets qui nous permettront de faire tourner notre SARL?

Narcisse se plaça à son tour au centre des regards.

– Mon idée est de créer une collection de vêtements «Révolution des fourmis», inspirée des insectes. Je privilégierai les matériaux made in Insectland, pas seulement la soie du ver à soie mais aussi celle de l'araignée dont la solidité, la légèreté et la souplesse sont telles qu'elle sert à la fabrication des gilets pare-balles dans l'armée américaine. Je compte reproduire des motifs d'ailes de papillon sur les tissus et utiliser ceux des carapaces de scarabée pour une ligne de bijoux.

Il leur soumit quelques croquis et échantillons auxquels il avait travaillé toute la nuit. Tous approuvèrent; c'est ainsi que la SARL «Révolution des fourmis» créa aussitôt sa première filiale, laquelle concernerait les vêtements et la mode. Ji-woong ouvrit un module de gestion réservé aux productions de Narcisse. Nom de code: «Société Papillon». Simultanément, il créa une vitrine virtuelle où seraient présentés aux connectés les modèles inventés par Narcisse à partir de l'observation des insectes.

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