110. UNE BELLE NUIT
103e n'arrive pas à dormir.
Encore une insomnie de sexuée, pense-t-elle. Les asexuées ont au moins l'avantage de dormir facilement.
Elle lève les antennes, se redresse et distingue une lueur rouge. C'est ça qui l'a réveillée. Ce n'est pas un lever de soleil, le reflet provient de l'intérieur du nid du serpent qui leur sert d'abri.
Elle s'avance vers la lueur.
Quelques fourmis entourent la braise qui leur a apporté la victoire. Leur génération n'a pas connu le feu et elles sont évidemment fascinées par cette présence chaude.
Une fourmi affirme qu'il vaudrait mieux l'éteindre. Princesse 103e dit que, de toute manière, elles sont confrontées à une alternative qu'il leur est impossible d'éviter: «la technologie et ses risques» ou «l'ignorance et sa tranquillité».
7e approche. Elle, ce n'est pas le feu qui l'intéresse, ce sont les ombres dansantes des fourmis que les flammes projettent sur les parois du nid. Elle essaie de lier conversation avec elles puis, constatant que c'est impossible, elle interroge 103e qui lui répond que le phénomène fait partie de la magie du feu.
Le feu nous fabrique des jumeaux sombres qui restent collés aux murs.
7e demande ce que mangent ces jumeaux sombres et Princesse 103e répond qu'ils ne mangent rien. Ils se contentent de reproduire exactement les gestes de leur jumeau et ne parlent pas.
Demain, elles pourront discuter de tout ça mais, pour l'instant, mieux vaut s'assoupir afin de reprendre des forces pour le voyage.
Prince 24e n'a pas sommeil. C'est la première nuit où le froid ne le contraint pas à hiberner et il veut en profiter.
Il fixe la braise rougeoyante qui n'en finit pas de palpiter.
Parle-moi encore des Doigts.
111. LA RÉVOLUTION EN MARCHE
Les Doigts cherchaient des fagots pour allumer un feu.
Les manifestants en trouvèrent dans la vieille remise du jardinier et voulurent allumer un grand bûcher au centre de la pelouse afin de danser autour.
On entassa les fagots en faisceaux puis plusieurs jeunes gens apportèrent du papier. Ils ne parvinrent pourtant pas à allumer le foyer.
Les papiers sitôt carbonisés, le vent éteignait les rares flammèches. Sur huit cents personnes ayant défié, bravé et repoussé des cars entiers de CRS, nul ne savait allumer un simple feu!
Julie chercha dans l'Encyclopédie s'il ne s'y trouvait pas un passage expliquant comment allumer un feu. Comme l'ouvrage ne comportait pas de table des matières ni d'index, elle ne savait pas trop où le découvrir parmi tous ces textes en vrac. L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu n'était pas un dictionnaire. Elle ne répondait pas obligatoirement aux questions qu'on lui posait.
Léopold vint finalement à la rescousse en expliquant qu'il fallait construire un petit muret pour abriter la source des flammes puis placer trois cailloux sous les bûches afin de disposer d'une arrivée inférieure d'air.
Le feu, cependant, refusa obstinément de prendre. Julie joua alors le tout pour le tout et chercha dans la salle de chimie les ingrédients nécessaires à la confection d'un cocktail Molotov. Revenue dans la cour, elle le lança sur les fagots et cette fois, enfin, la flamme consentit à prendre de l'extension. «Décidément, rien n'est facile en ce bas monde», soupira Julie. Depuis le temps qu'elle voulait mettre le feu au lycée, voilà qui était fait.
Le brasier irisa d'une lumière orange l'intérieur de la cour. Une clameur tribale monta.
Les manifestants descendirent le drapeau du mât central avec sa devise: «De l'intelligence naît la raison», puis le hissèrent de nouveau après y avoir collé sur les deux faces le sigle du concert: le cercle aux trois fourmis.
Le moment était venu de prononcer un discours. La terrasse du proviseur, au premier étage, constituait un podium idéal. Julie s'y rendit pour s'adresser à la foule rassemblée dans la cour.
– Je déclare solennellement ouverte l'occupation du lycée par une-bande de spécimens humains uniquement avides de joie, de musique et de fête. Pour un temps indé fini, nous fonderons ici un village utopique dont l'objectif est de rendre les gens plus heureux, à commencer par nous-mêmes.
Approbations et applaudissements.
– Faites ce qu'il vous plaît mais ne détruisez rien. Si nous devons rester longtemps ici, autant profiter de matériels en parfait état de marche. Pour ceux qui en auraient besoin, les toilettes sont au fond de la cour, à droite. Si certains d'entre vous veulent se reposer, les dortoirs et les lits de l'internat sont à votre disposition aux troisième, quatrième et cinquième étages du bâtiment B. Aux autres, je propose tout de suite une grande fête et que nous dansions et chantions à nous en faire éclater les boyaux de la tête!
Pour leur part, la chanteuse et ses musiciens étaient fatigués et ils avaient besoin aussi de faire le point. Ils abandonnèrent leurs instruments de la salle de répétition à quatre jeunes qui s'en emparèrent avec enthousiasme. Eux étaient davantage salsa que rock mais leur musique convenait parfaitement aux circonstances.
Le groupe des «fourmis» alla se rafraîchir au distributeur de boissons proche de la cafétéria, lieu de détente habituel des élèves du lycée.
– Eh bien, les amis, cette fois, on y est, souffla Julie.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant? demanda Zoé, les joues encore brûlantes.
– Oh, ça ne va pas trop se prolonger. Demain, ce sera fini, estima Paul.
– Et si ça durait? interrogea Francine.
Tous s'entre-regardèrent, un rien d'inquiétude dans les prunelles.
– Il faut tout faire pour que ça dure, intervint Julie avec force. Je n'ai nulle envie de me remettre dès demain matin à préparer mon bac. Nous avons une chance de bâtir quelque chose, ici et maintenant, il faut la saisir.
– Et tu envisages quoi, exactement? demanda David. On ne peut pas faire la fête éternellement.
– Nous disposons d'un groupe de gens et d'un lieu fermé et protégé pour nous abriter, pourquoi ne pas tenter d'organiser un village utopique?
– Un village utopique? s'étonna Léopold.
– Oui, un endroit où essayer d'inventer de nouveaux rapports entre les gens. Tentons une expérience, une expérience sociale afin de savoir s'il est possible d'inventer un lieu où l'on se sentirait mieux ensemble.
Les Fourmis méditèrent un instant les paroles de Julie. Au loin, retentissait la salsa, et on entendait des filles et des garçons rire et chanter.
– Évidemment, ce serait formidable, reconnut Narcisse. Seulement, ce n'est pas facile de gérer une foule. J'ai été moniteur dans une colonie d'adolescents et je t'assure que contrôler les gens lorsqu'ils sont en groupe, ce n'est pas une mince affaire.
– Tu étais seul, nous sommes huit, rappela Julie. Ensemble, nous sommes plus forts. Notre cohésion décuple nos talents individuels. J'ai l'impression que, réunis, on peut renverser des montagnes. Huit cents personnes nous ont déjà suivis dans notre musique, pourquoi ne nous suivraient-elles pas dans notre utopie?
Francine s'assit pour mieux réfléchir. Ji-woong se gratta le front.
– Une utopie?
– Mais oui, une utopie! L'Encyclopédie en parle tout le temps. Elle propose d'inventer une société plus…
Elle hésita.
– Plus quoi? ironisa Narcisse. Plus gentille? Plus douce? Plus marrante?
– Non, simplement plus humaine, articula Julie de sa voix profonde et chaude.
Narcisse éclata de rire.
– On est mal barrés, les enfants. Julie nous avait caché ses ambitions humanitaires.
David, lui, cherchait à comprendre:
– Et qu'entends-tu par société plus humaine?
– Je ne sais pas encore. Mais je trouverai.
– Dis, Julie, tu as été blessée pendant la bagarre avec les CRS? interrogea Zoé.