Solitaire, le criquet vit la nuit en sautillant. En groupe, le criquet vit le jour en volant. Le criquet solitaire se traîne dans les déserts, adapté qu'il est à la sécheresse. Le criquet grégaire supporte parfaitement l'humidité et envahit sans crainte cultures, brousses et forêts.
Est-ce là encore une manifestation de ce qu'à leur télévision les Doigts nomment le «pouvoir des foules»? Le nombre abolit les inhibitions, détruit les conventions, affecte le respect de la vie des autres.
5e lance l'ordre de rebrousser chemin mais toutes savent qu'il est déjà trop tard.
103e regarde le nuage de mort s'approcher.
Ils sont là-haut, des milliards en suspension et, dans quelques secondes, ils s'abattront sur le sol. Les treize Belokaniennes dressent des antennes curieuses et apeurées.
La sombre nuée tournoie dans le ciel comme pour tuer d'abord d'effroi tout ce qui palpite sous elle. Les courants aériens entraînent cette masse en des volutes semblables au ruban de Möbius. Quelques exploratrices souhaitent très fort, sans y croire vraiment, s'être trompées et qu'il ne s'agisse que d'un nuage de poussières, de très épaisses poussières.
La nuée sombre s'étire et forme des symboles ésoté-riques, annonciateurs de ruine.
En bas, plus personne ne bouge. Toutes attendent. Attendent surtout que 103e, si riche d'expérience, trouve une solution originale.
103e ne possède pas de solution. Elle vérifie sa réserve d'acide formique, dans son abdomen, et se demande combien de criquets elle va pouvoir descendre avec ça.
Le nuage descend doucement, en tourbillonnant. On entend de plus en plus distinctement le crépitement d'une myriade de mandibules avides. Les herbes se recroquevillent, elles savent intuitivement que ces criquets voraces sont leur fin.
103e constate que le ciel ne cesse de s'obscurcir. Les treize se regroupent en cercle, abdomen dardé, prêtes à tirer.
Ça y est, comme les parachutistes venus en éclaireurs d'une colossale armée volante, les premiers criquets s'abattent sur le sol avec de maladroits rebonds. Très vite, ils se rétablissent sur leurs pattes et entreprennent de se gaver de tout ce qui vit alentour.
Ils mangent et ils copulent.
À peine une femelle criquet parvient-elle à terre qu'un mâle la rejoint pour l'accouplement. À peine l'accouplement est-il terminé que les femelles se mettent à pondre des œufs dans la terre, en une stupéfiante et terrible fécondité. La grande arme du criquet est sa promptitude à répandre massivement ses œufs.
Plus puissant que le jet d'acide des fourmis, plus effroyable que le bout rose des Doigts: le sexe des criquets!
48. ENCYCLOPEDIE
DÉFINITION DE L'HOMME: Avec tous ses membres développés, un fœtus de six mois est-il déjà un homme? Si oui, un fœtus de trois mois est-il un homme? Un œuf à peine fécondé est-il un homme? Un malade dans le coma, qui n'a pas repris conscience depuis six ans, mais dont le cœur bat et les poumons respirent, est-il encore un homme? Un cerveau humain, vivant mais isolé dans un liquide nutritif, est-il un homme? Un ordinateur capable de reproduire tous les mécanismes de réflexion d'un cerveau humain est-il digne de l'appellation d'être humain? Un robot extérieurement similaire à un homme et doté d'un cerveau similaire à celui d'un homme est-il un être humain?
Un humain clone, fabriqué par manipulation génétique afin de constituer une réserve d'organes pour pallier d'éventuelles déficiences de son frère jumeau, est-il un être humain? Rien n'est évident. Dans l'Antiquité et jusqu'au Moyen Âge, on a considéré que les femmes, les étrangers et les esclaves n'étaient pas des êtres humains. Normalement, le législateur est censé être le seul capable d'appréhender ce qui est et ce qui n'est pas un «être humain». Il faudrait aussi lui adjoindre des biologistes, des philosophes, des informaticiens, des généticiens, des religieux, des poètes, des physiciens. Car, en vérité, la notion d'«être humain» va devenir de plus en plus difficile à définir.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
49. PASSAGE AU ROCK
Face à la grande et solide porte de chêne du porche arrière du lycée, Julie se débarrassa de son sac à dos. Elle sortit le cocktail Molotov qu'elle avait confectionné. Elle actionna la molette de son briquet qui produisit des étincelles mais pas de flamme: la pierre était usée. Elle chercha dans le fouillis de son sac et trouva enfin une boîte d'allumettes. Cette fois-ci, rien ne l'empêcherait de lancer son cocktail Molotov contre la porte. Elle frotta l'allumette et regarda la petite lueur orange qui allait tout déclencher.
– Ah! Tu es venue, Julie?
Instinctivement elle rangea sa bombe incendiaire. Quel était ce nouvel empêcheur d'incendier tranquille? Elle se retourna. Encore David.
– Tu t'es finalement décidée à venir entendre notre groupe de musique? demanda-t-il, sibyllin.
Le concierge, méfiant, avançait dans leur direction.
– Exactement, répondit-elle en dissimulant mieux sa bouteille.
– Alors, suis-moi.
David conduisit Julie vers la petite salle sous la cafétéria où les Sept Nains tenaient leurs activités. Certains accordaient déjà leur instrument.
– Tiens, on a de la visite…, signala Francine.
La pièce était petite. Il y avait juste la place pour une estrade jonchée d'instruments de musique. Les murs étaient tapissés de photos de leur groupe, animant des anniversaires ou des soirées dansantes.
Ji-woong ferma la porte pour s'assurer que nul ne les dérangerait.
– On craignait que tu ne viennes pas, dit Narcisse, narquois, à l'adresse de Julie.
– Je voulais juste voir comment vous jouiez, c'est tout.
– Tu n'as rien à faire ici. On n'a pas besoin de touristes! s'exclama Zoé. On est un groupe de rock, soit on joue avec nous, soit on s'en va.
Le seul fait d'être rejetée donna à la jeune fille aux yeux gris clair envie de rester.
– Vous en avez de la chance, d'avoir un coin à vous dans le lycée, soupira-t-elle.
– Nous en avions absolument besoin pour pouvoir répéter, lui expliqua David. Sur ce coup-là, le proviseur s'est vraiment montré très coopératif.
– Il avait surtout intérêt à prouver que, dans son lycée, on développait des activités culturelles, compléta Paul.
– Le reste de la classe pense que vous avez simplement envie de faire bande à part, dit Julie.
– On sait, fît Francine. Ça ne nous gêne pas. Pour vivre heureux, vivons cachés.
Zoé releva la tête.
– Tu n'as pas compris? insista-t-elle. Nous, on répète et on tient à rester entre nous. Tu n'as rien à faire ici.
Comme Julie ne bougeait pas, Ji-woong intervint gentiment.
– Tu sais jouer d'un instrument? demanda-t-il.
– Non. Mais j’ai pris des cours de chant.
– Et qu'est-ce que tu chantes?
– J'ai une voix de soprano. Je chante surtout des airs de Purcell, Ravel, Schubert, Fauré, Satie… Et vous, quel genre de musique pratiquez-vous?
– Du rock.
– Rock tout court, ça ne veut plus rien dire. Quel rock?
Paul prit la parole:
– Nos références sont Genesis première période, album Nursery Crime, Foxtrot, The Lamb Lies Down On Broadway, jusqu'à A Trick of Tail… et tout Yes, avec une préférence pour les albums Close to the Edge, Tormato… et tout les Pink Floyd avec, là encore, une préférence pour Animais, I Wish You Were Here et The Wall.
Julie hocha la tête en connaisseuse.
– Ah oui! du très vieux rock progressif poussiéreux des années soixante-dix!
La remarque fut mal perçue. Visiblement, c'était leur musique de référence. David la remit en selle:
– Tu as appris le chant, dis-tu. Alors, pourquoi n'es saierais-tu pas de chanter avec nous?