Elle accélère encore ses frétillements. 10 000 vibrations-seconde. En tournoyant, ses antennes créent des courants d'air aspirants qui attirent à elle toutes les poussières. Elle doit les nettoyer avant de reprendre ses efforts.
12 000 vibrations-seconde. Enfin elle capte des molécules lointaines témoignant de la présence d'une piste fourmi. C'est gagné. Direction ouest-sud-ouest, 12° d'angle par rapport à la clarté de la lune. En avant.
14. ENCYCLOPEDIE
DE L'INTÉRÊT DE LA DIFFÉRENCE : Nous sommes tous des gagnants. Car tous, nous sommes issus de ce spermatozoïde champion qui l'a emporté sur ses trois cents millions de concurrents. Il a gagné le droit de transmettre sa série de chromosomes qui ont fait que vous êtes vous et personne d'autre.
Votre spermatozoïde était quelqu'un de vraiment doué. Il ne s'est pas englué dans quelque recoin. Il a su trouver la bonne voie. Il s'est arrangé peut-être pour barrer le chemin à d'autres spermatozoïdes rivaux.
On a longtemps cru que c'était le spermatozoïde le plus rapide qui réussissait à féconder l'ovule. Il n'en est rien. Plusieurs centaines de spermatozoïdes parviennent en même temps autour de l'œuf. Et ils restent là à attendre, dandinant du flagelle. Un seul d'entre eux sera élu.
C'est donc l'ovule qui choisit le spermatozoïde gagnant parmi toute la masse de spermatozoïdes quémandeurs qui se pressent à sa porte. Selon quels critères? Les chercheurs se sont longtemps interrogés. Ils ont récemment trouvé la solution: l'ovule jette son dévolu sur celui qui «présente les caractères génétiques les plus différents des siens». Question de survie. L'ovule ignore qui sont les deux partenaires qui s'étreignent au-dessus de lui, alors il cherche tout simplement à éviter les problèmes de consanguinité. La nature veut que nos chromosomes tendent à s'enrichir de ce qui leur est différent et non de ce qui leur est similaire.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
15. ON LA VOIT DE LOIN
Des pas sur la terre. Il était sept heures du matin et les étoiles palpitaient encore plus haut, au firmament.
Tout en s'avançant avec son chien par les sentiers escarpés, Gaston Pinson, au cœur de cette forêt de Fontainebleau, au grand air, au calme avec son chien, se sentait bien. Il lissa ses moustaches rousses. Il suffisait qu'il vienne dans ces bois pour se sentir enfin un homme libre.
Sur sa gauche, un sentier en colimaçon montait jusqu'à un entassement de pierres. Au terme de l'ascension, il parvint à la tour Denecourt, à l'extrémité du rocher Casse-pot. De là-haut, la vue était extraordinaire. Par cette aube chaude et encore étoilée, une lune immense suffisait à dévoiler le panorama.
Il s'assit et conseilla à son chien d'en faire autant. Le chien resta debout. Ensemble pourtant, ils contemplèrent le ciel.
– Tu vois, Achille, jadis, les astronomes dressaient des cartes du ciel comme s'il s'agissait d'une voûte plate. Ils l'avaient découpée en quatre-vingt-huit constellations, à la manière de quatre-vingt-huit départements qui auraient défini l'état céleste. La plupart d'entre elles ne sont pas visibles toutes les nuits, à l'exception, pour les habitants de l'hémisphère Nord, d'une seule: la Grande Ourse. Elle ressemble à une casserole qui serait composée d'un carré de quatre étoiles, prolongé d'un manche de trois étoiles. Ce sont les Grecs qui l'ont nommée Grande Ourse, en hommage à la princesse Callixte, fille du roi d'Arcadie. Elle était si belle que, prise de jalousie, Héra, l'épouse de Zeus, la transforma en une grande ourse. Eh oui! Achille, ainsi sont les femmes: toutes jalouses les unes des autres.
Le chien secoua la tête et émit une petite plainte douce.
– Il est intéressant de repérer cette constellation car, si on prolonge le profil de la casserole de cinq fois sa distance, on découvre qu'au-dessus vole un pop-corn lui aussi facile à discerner: l'étoile Polaire. Tu vois, Achille, on dispose ainsi de la direction parfaite du nord, ce qui permet d'éviter de s'égarer.
Le chien ne comprenait rien à toutes ces explications. Il entendait juste que des «bedebedebe Achille bedebedede Achille». De tout le langage humain, il ne comprenait que ce seul assemblage de syllabes, A-chi-le, qui, savait-il, le désignait. Exaspéré par tant de babillages, le setter irlandais choisit de se coucher entre ses deux oreilles et arbora un air compassé. Mais son maître éprouvait trop le besoin de parler pour s'en tenir là.
– La seconde étoile en partant du manche de la casserole, poursuivit-il, est constituée non pas d'une, mais de deux lueurs. Jadis, les guerriers arabes mesuraient la qualité de leur vision à leur aptitude à distinguer ces deux étoiles, Alcor et Mizar.
Gaston plissa les yeux vers le ciel, le chien bâilla. Déjà, le soleil commençait à pointer un dard et, discrètement, les étoiles s'estompèrent puis se retirèrent pour lui faire place.
Il tira un casse-croûte de sa musette, un sandwich jam-bon-fromage-oignons-cornichons-poivre, qu'il dévora en guise de petit déjeuner. Il soupira d'aise. Il n'existait rien de plus agréable que de se lever ainsi, tôt le matin, et de partir en forêt assister au lever du soleil.
Splendide festival de couleurs. L'astre solaire vira au rouge, puis au rose, à l'orange, au jaune et enfin au blanc. Incapable de rivaliser avec tant de magnificence, la lune préféra battre en retraite.
Le regard de Gaston passa des étoiles au soleil, du soleil aux arbres, des arbres au panorama de la vallée. Toute l'étendue de l'immense forêt sauvage apparaissait maintenant nettement. Fontainebleau était constituée de plaines, de collines, de zones de sable, de grès, d'argile, de calcaire. Il y avait aussi une multitude de ruisseaux, de ravins, de futaies de bouleaux.
Le paysage était d'une variété étonnante. C'était sans doute la forêt la plus diversifiée de France. Elle était peuplée de centaines d'espèces d'oiseaux, de rongeurs, de reptiles, d'insectes. À plusieurs reprises, Gaston avait croisé des marcassins et des sangliers, et même, une fois, une biche et son faon.
À soixante kilomètres à peine de Paris, on pouvait toujours croire ici que la civilisation humaine n'avait encore rien gâché. Pas de voitures, pas de klaxons, pas de pollution. Aucun souci. Seulement le silence, le bruissement des feuilles caressées par le vent, le piaillement d'oiseaux chamailleurs.
Gaston ferma les yeux et aspira goulûment l'air tiède du matin. Ces vingt-cinq milles hectares de vie sauvage embaumaient de fragrances non encore répertoriées par les parfumeurs. Profusion de richesses. Gratuites.
Le directeur du service juridique des Eaux et Forêts empoigna ses jumelles et balaya l'ensemble du décor. De cette forêt, il connaissait chaque recoin. À droite, les gorges d'Apremont, le carrefour du Grand-Veneur, la route du Cul-de-chaudron, le grand belvédère, la caverne des Brigands. En face, les gorges de Franchard, l'ancien Ermitage, la route de la Roche-qui -pleure, le belvédère des Druides. À gauche, le cirque des Demoiselles, le carrefour des Soupirs, le mont Morillon.
D'ici, il apercevait les landes, domaine de l'alouette lulu. Plus loin, il y avait la plaine de Chanfroy et ses pics cendrés,
Gaston régla ses jumelles et les braqua sur l'arbre Jupiter, un grand chêne vieux de quatre cents ans culminant à trente-cinq mètres de hauteur. «Que c'est beau, la forêt», s'émerveilla-t-il en déposant ses jumelles.
Une fourmi venait tout juste de s'installer sur l'étui. Il voulut l'en chasser mais elle s'accrocha à sa main avant d'escalader son pull.
Il dit à son chien:
– Les fourmis m'inquiètent. Jusqu'à présent, leurs nids étaient isolés. Mais leurs fourmilières se regroupent pour des raisons mystérieuses. Elles se sont ralliées en fédérations et voici que les fédérations se regroupent entre elles pour former des empires. Comme si les fourmis étaient en passe de se livrer à une expérience que nous, les humains, n'avons jamais été capables de mener à bien, celle de la «suprasociabilité».