– Montez vite! intima une femme au visage caché par un foulard et de grandes lunettes de soleil.
176. LE REGNE
Toutes les déistes sont exterminées. Ne reste plus que leur totem blanc, cette pancarte que les fourmis religieuses vénèrent.
Princesse 103e demande aux ingénieurs du feu de la faire disparaître. Elles entassent dessous des feuilles sèches et, avec mille précautions, elles en approchent une braise rougeoyante. Aussitôt, le panneau brûle en emportant son secret. Pourtant, si elles avaient su lire les caractères de l'écriture, elles auraient déchiffré les mots: «Attention: risque d'incendie. Ne pas jeter de mégots.»
Les fourmis regardent le monument doigtesque partir en fumée. Princesse 103e est rassurée. Le grand totem blanc est réduit en cendres, et avec lui l'un des principaux symboles du déisme.
Elle sait que la prophétesse 23e a réussi à échapper à la troupe de 13e, mais Princesse 103e n'est pas inquiète. La prêtresse n'est plus assez influente pour lui créer des ennuis. Ses derniers fidèles seront bien forcés de se soumettre.
24e la rejoint.
Pourquoi faut-il absolument que les gens se situent toujours entre «croire» et «ne pas croire»? Il est stupide de vouloir ignorer les Doigts et il est tout aussi stupide de s'entêter à les vénérer.
Pour Princesse 103e, la seule attitude intelligente face aux Doigts, c'est: «discuter» et «tenter de se comprendre pour s'enrichir mutuellement».
24e approuve des antennes.
La princesse est déjà remontée en haut du dôme, accaparée par les soucis d'une ville nouvelle en pleine expansion. En outre, elle a des soucis physiologiques. Comme à tous les sexués, deux ailes commencent à lui pousser dans le dos et, au travers de sa marque jaune de vernis à ongles, un triangle de trois yeux à réception infrarouge lui perce à présent le front telles trois verrues.
Nouvelle-Bel-o-kan s'agrandit sans cesse. Les hauts-fourneaux ayant provoqué plusieurs incendies, on décide de n'en conserver qu'un seul à l'intérieur de la métropole et d'installer les autres dans des cités périphériques. Dans une autre société, cela s'appelle la décentralisation industrielle.
Avoir appris à vaincre la nuit s'avère la principale innovation. Désormais, le froid du soir n'ankylose plus les fourmis et elles peuvent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans le moindre répit grâce aux lampions.
Princesse 103e affirme que les Doigts utilisent des métaux qu'ils trouvent dans la nature et qui, une fois fondus, leur permettent de fabriquer des objets durs. Il faut les rechercher. Les éclaireuses ratissent partout pour ramener les cailloux les plus bizarres, les ingénieurs les jettent dans le feu mais n'arrivent pas à produire de métaux.
24e poursuit sa saga romanesque, Les Doigts, en inventant des scènes où ces animaux se battent ou se reproduisent. Quand il a besoin de détails précis, il se documente auprès de 103e, sinon, il se fie à son imagination. Après tout, ce n'est qu'un roman…
Simultanément, 7e dirige le service artistique. Il n'y a plus une fourmi dans la Cité à ne pas s'être fait graver sur le thorax un motif de pissenlit, d'incendie ou de colchique.
Mais il subsiste un problème. 103e et 24e sont peut-être virtuellement reine et roi de la Nouvelle-Bel -o-kan, ils n'en sont pas pour autant les souverains réels. Ils n'ont pas de progéniture. La technique, l'art, la stratégie de la guerre de nuit, l'éradication de la religion les ont certes dotés d'une aura qui dépasse de beaucoup celle des reines ordinaires mais leur stérilité commence à faire jaser. Même si on importe de la main-d'œuvre étrangère pour suppléer à la crise démographique, les insectes ne se sentent pas bien dans une cité dont les gènes ne sont pas transmis.
Prince 24e et Princesse 103e le savent et c'est aussi pour faire oublier cette carence qu'ils encouragent si volontiers l'art et la science.
177. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: MÉDECINE
Saliveuse: 10e.
MÉDECINE: Les Doigts ont oublié les vertus de la nature.
Ils ont oublié qu 'il y a des remèdes naturels aux causes de leurs maladies.
Alors, ils ont inventé une science artificielle qu'ils appellent «la médecine».
Cela consiste à inoculer une maladie à des centaines de souris puis à administrer à chaque souris un produit chimique différent.
S'il y en a qui se portent mieux, on donne le même produit chimique aux Doigts.
178. LA PLANCHE DE SALUT
La porte de la voiture était grande ouverte et les gens du supermarché approchaient. Ils n'avaient plus le choix. Mieux valait l'inconnu que de se faire attraper par le service de sécurité du magasin qui les livrerait probablement à la police municipale.
La femme au visage caché appuya sur l'accélérateur.
– Qui êtes-vous? demanda Julie.
La conductrice ralentit, baissa ses lunettes noires, découvrant ses traits dans le rétroviseur, Julie eut un mouvement de recul.
Sa mère.
Elle voulut descendre de la voiture en marche, mais David la maintint fermement sur son siège. La famille, c'était toujours mieux que la police.
– Que fais-tu là, maman? maugréa-t-elle.
– Je te cherchais. Tu n'es pas rentrée à la maison depuis plusieurs jours. J'ai appelé à la préfecture le service de recherches dans l'intérêt des familles, ils m'ont répondu qu'à dix-huit ans révolus, tu étais majeure et libre de dormir où bon te semble. Les premiers soirs, je me suis dit que, dès que tu rentrerais, je te ferais payer très cher ta fugue et toute l'inquiétude que tu me causais. Et puis, j'ai eu de tes nouvelles par les journaux et la télévision.
Elle roulait de nouveau très vite et quelques piétons faillirent être mis à mal.
– J'ai pensé alors que tu étais encore bien pire que je ne le croyais. Et puis, j'ai réfléchi. Si tu réagis avec tant d'agressivité à mon égard, c'est que j'ai dû me tromper quelque part. J'aurais dû t'estimer en tant qu'être humain à part entière et non parce que tu te trouves être «ma» fille. En tant qu'être humain à part entière, tu serais sans doute devenue une amie. Et puis… je te trouve extrêmement sympathique et même ta révolte me plaît. Alors, comme j'ai raté mon travail de mère, je vais m'efforcer à présent de réussir mon travail d'amie. C'est pourquoi je t'ai cherchée et c'est pourquoi je suis là.
Julie n'en croyait pas ses oreilles.
– Comment m'as-tu retrouvée?
– Quand j'ai entendu tout à l'heure à la radio que tu étais en fuite dans le quartier ouest de la ville, je me suis dit que je tenais enfin ma chance de rédemption. J'ai foncé pour ratisser le coin en priant de te découvrir avant les policiers. Dieu a exaucé ma prière…
Elle esquissa rapidement un signe religieux.
– Tu peux nous abriter à la maison? demanda Julie.
Ils arrivèrent devant un barrage. Décidément, les policiers voulaient les coincer.
– Faites demi-tour, conseilla David.
Mais la mère était trop lancée. Elle préféra accélérer et bousculer le barrage pour passer. Des policiers sautèrent vivement en arrière pour éviter le bolide.
Derrière eux, de nouveau, des sirènes retentissaient.
– Ils sont à nos trousses, dit la mère, et ils ont sûrement déjà relevé le numéro de la plaque d'immatriculation. Ils savent que c'est moi qui suis venue à votre secours. Dans deux minutes, les flics seront à la maison.
La mère s'engouffra dans une rue en sens interdit. Elle fit une embardée, tourna brusquement dans une voie perpendiculaire, arrêta le moteur et attendit que les voitures de police défilent devant eux pour rebrousser chemin.
– Je ne peux plus vous cacher chez moi. Il faut que vous vous planquiez là où les flics ne vous trouveront pas.
La mère avait opté pour une direction précise. L'ouest. Une forme verte, une autre encore. Des arbres s'alignaient comme une armée grandissante au fur et à mesure qu'ils en approchaient.