85. ENCYCLOPEDIE
L'ART DE LA FUGUE : La «fugue» est une évolution par rapport au canon. Le canon «torture» un même thème dans tous le" sens pour voir comment, sur tous les plans, il réagit avec lui-même. La fugue, elle, peut présenter plusieurs thèmes différents. La fugue est davantage une progression qu'une répétition.
L'Offrande musicale, de Jean-Sébastien Bach, constitue l'une des plus belles architectures de fugue. Comme nombre d'entre elles, elle part en do mineur mais, à la fin, par un tour de passe-passe digne des meilleurs prestidigitateurs, elle s'achève en ré mineur. Et cela, sans que l'oreille de l'auditeur le plus attentif ait décelé l'instant où s'est opérée la métamorphose.
À l'aide de ce système de «saut» d'une tonalité, on pourrait répéter à l'infini l'Offrande musicale jusqu'à ce qu'elle se soit métamorphosée en toutes les notes de la gamme. «Ainsi en va-t-il de la gloire du Roi qui ne cesse de s'élever en même temps que la modulation», expliquait Bach. Summum de l'œuvre fuguesque: le morceau l'Art de la fugue dans lequel, juste avant de mourir, Jean-Sébastien Bach a voulu expliquer au commun des mortels sa technique de progression musicale qui, à partir de la totale simplicité, se dirige vers la complexité absolue. Il a été arrêté en plein élan par des problèmes de santé (il était alors presque aveugle). Cette fugue est donc inachevée. Il est à noter que Bach l'a signée en utilisant pour thème musical les quatre lettres de son nom. Dans le solfège allemand, B correspond à la note si bémol, A au la, C au do et H au si simple. Bach = si bémol, la, do, si.
Bach s'était immiscé à l'intérieur même de sa musique et comptait sur elle pour s'élever lui aussi comme un roi immortel vers l'Infini.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
86. L'ATTAQUE DES PATINEURS AQUATIQUES
Tandis que le vaisseau-nénuphar rose glisse doucement sur le flot, les fourmis aperçoivent un groupe d'insectes qui marchent sur l'eau. Ce sont des hydromètres, des punaises aquatiques qui ressemblent à des moustiques d'eau douce.
Leur tête est plus longue que leur corps et leurs deux yeux sphériques, posés telles deux perles sur les côtés, leur donnent des allures de masque africain étiré. La face inférieure de leur ventre est recouverte de poils argentés, veloutés et hydrofuges. Grâce à eux, elles peuvent circuler tranquillement sur l'onde sans risquer de couler.
Les hydromètres recherchent des daphnies, des cadavres de moustiques ou des larves de nèpes quand elles perçoivent la vibration de la nef des fourmis. Alors, étrangement, elles se regroupent en une légion aquatique et attaquent.
Elles courent et patinent sur la surface de l'eau, s'en servant comme d'une toile solide. En s'y appuyant de tout leur tarse, elles s'assurent une excellente prise sur le fleuve qui réagit comme une membrane tendue.
Les fourmis, comprenant le danger, alignent leur abdomen sur les flancs de leur vaisseau comme jadis les Vikings leurs lances et leurs boucliers.
Feu.
Les abdomens myrmécéens tirent leurs salves.
De nombreuses hydromètres, touchées, s'effondrent et dérivent sur l'onde où leur ventre hydrofuge les maintient en surface. Les patineuses survivantes zigzaguent entre les jets d'acide formique.
Beaucoup d'hydromètres sont abattues dès les premières rafales, pourtant quelques-unes parviennent à approcher le navire et, rien qu'en s'y appuyant de leurs longues pattes, inondent la feuille du nénuphar. Toutes les fourmis sont dans l'eau. Certaines tentent d'imiter les hydromètres en marchant dessus, mais l'exercice réclame une parfaite gestion de la répartition du poids sur chaque patte et les fourmis en ont toujours une qui s'enfonce. Elles finissent donc par se retrouver menton et ventre en contact avec l'eau froide, flottant et agitant inutilement leurs pattes.
Tant que l'eau ne dépasse pas leur menton, les fourmis ne risquent pas la noyade mais elles sont sous la menace d'être happées par n'importe quelle bestiole. Il faut vite s'organiser. Les treize s'agitent dans tous les sens et s'aspergent mutuellement plus qu'elles ne se soutiennent. Elles s'efforcent de se raccrocher au bord du nénuphar tandis que les patineuses continuent de les bousculer et de leur marcher sur la tête pour les faire couler.
À force de se gêner, les fourmis finissent par s'appuyer les unes aux autres en une plate-forme flottante à partir de laquelle elles s'arc-boutent pour grimper sur leur vaisseau-nénuphar. En s'y reprenant à plusieurs fois elles parviennent à remonter sur leur nef.
On récupère les autres fourmis et on capture quelques hydromètres agresseuses.
Avant de les manger, 103e demande aux prisonnières pourquoi elles attaquent en horde alors que leur espèce est connue comme étant formée d'animaux solitaires. Une hydromètre raconte que c'est à cause d'un individu, une patineuse qu'elle nomme la Fondatrice.
La Fondatrice vivait en un lieu où le courant était très fort. Là, les hydromètres ne pouvaient patiner que sur de petites distances puis, très vite, elles devaient se raccrocher aux roseaux car, sinon, le courant les emportait. La Fondatrice s'était dit qu'elles consacraient l'essentiel de leur énergie à lutter contre le courant alors que personne ne savait où menait ce courant. Plutôt que de passer sa vie à s'en protéger derrière des roseaux, elle décida donc de se laisser porter par lui. Toutes ses voisines hydromètres lui prédirent la mort car le fort courant allait la projeter contre les rochers. La Fondatrice s'entêta malgré tout, partit et, comme l'avaient prédit ses congénères, elle fut emportée, ballottée, submergée, bringuebalée, blessée, meurtrie. Mais elle survécut. Les patineuses du bas du fleuve la voyant passer estimèrent qu'une hydromètre capable de tant de courage était un exemple. Elles se la donnèrent pour chef et décidèrent de vivre en collectivité.
Ainsi, se dit Princesse 103e, un seul être suffit pour modifier le comportement d'une espèce en son entier. Qu'avait découvert cette patineuse? En cessant de craindre le courant, en cessant de s'agripper à une sécurité imaginaire et en se laissant porter en avant, on risquait peut-être d'être roué de coups mais, au bout du compte, on pouvait améliorer ses propres conditions d'existence ainsi que celles de toute sa communauté.
De le savoir redonne courage à la princesse.
15e s'approche. Elle veut manger l'hydromètre mais Princesse 103e l'arrête. Elle dit qu'il faut la libérer pour qu'elle rejoigne son peuple récemment socialisé. 15e ne comprend pas pourquoi elle devrait être épargnée, c'est une hydromètre. Ça a bon goût.
On aurait même dû peut-être rechercher leur fameuse Fondatrice pour la tuer, ajoute-t-elle.
Les autres fourmis sont d'accord. Si les hydromètres commencent à guerroyer en groupe et si les myrmé-céennes ne les arrêtent pas dès maintenant, dans quelques années, elles construiront leurs cités lacustres et seront maîtresses des fleuves.
Si 103e en est consciente, elle se dit qu'après tout, à chaque espèce sa chance. Ce n'est pas en détruisant les concurrents mais en allant plus vite qu'eux qu'on préserve son avance.
La princesse s'abrite derrière ses nouveaux sens de sexuée pour justifier sa compassion, elle sait pourtant que c'est une nouvelle preuve de sa dégénérescence due à son long contact avec les Doigts.
Princesse 103e sait qu'il y a un problème dans sa tête. Déjà, auparavant, elle avait tendance à être égoïste. Ses sens décuplés par son sexe n'ont fait qu'aggraver son défaut. Normalement, une fourmi se branche en permanence sur l'esprit collectif et ne s'en débranche que rarement pour résoudre des problèmes «personnels». Or 103e est presque constamment débranchée de l'esprit collectif. Elle est dans sa peau, dans son esprit, dans la prison de son crâne, et n'accomplit plus aucun effort pour penser en groupe. Si cela continue, elle ne pensera bientôt plus qu'à elle. Elle deviendra égocentrique comme les Doigts.