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Julie et David n'en croyaient pas leurs yeux mais ils ne rêvaient pas. Il y avait bien là, maladroitement tracés sur la joue du policier, deux mots: «Suivez-moi.»

– Suivre une fourmi volante qui écrit en français avec sa mandibule? émit Julie, sceptique.

– Au point où on en est, dit David, je suis prêt à suivre même le lapin blanc d'Alice au Pays des merveilles.

Ils fixèrent la fourmi volante, attendant qu'elle leur indique la direction à prendre, mais l'insecte n'eut pas le temps de décoller. Une horrible grenouille, toute couverte de verrues et de pustules, bondit hors des eaux. Elle lança sa langue et happa d'un coup leur guide.

Julie et David s'élancèrent de nouveau dans le dédale des égouts.

– Et où on va, maintenant? demanda la jeune fille.

– Pourquoi pas chez ta mère?

– Jamais.

– Alors où?

– Chez Francine?

– Impossible. Les flics connaissent sûrement toutes nos adresses. Ils doivent déjà y être.

Toutes sortes de possibilités d'abris défilèrent dans l'esprit de Julie. Un souvenir lui revint.

– Chez le prof de philo! Il m'a proposé une fois d'aller me reposer chez lui et m'a donné son adresse. C'est tout près du lycée.

– Très bien, dit David. Remontons et allons chez lui. «D'abord agir, ensuite philosopher.»

Ils galopèrent.

Un rat affolé préféra replonger dans l'égout plutôt que de risquer de se faire écraser.

170. ENCYCLOPÉDIE

LA MORT DU ROI DES RATS: Certaines espèces de ratus norvegicus pratiquent ce que les naturalistes appellent «l'élection du roi des rats». Une journée durant, tous leurs jeunes mâles se battent en duel avec leurs incisives tranchantes. Les plus faibles sont évincés au fur et à mesure jusqu'à ce qu'il ne reste plus pour la finale que deux rats, les plus habiles et les plus combatifs du lot. Le vainqueur est choisi pour roi. S'il l'a emporté, c'est qu'il est à l'évidence le meilleur rat de la tribu. Tous les autres se présentent alors devant lui, oreilles en arrière, tête baissée ou montrant leur postérieur en signe de soumission. Le roi leur mordille la truffe pour dire qu'il est le maître et qu'il accepte leur soumission. La meute lui offre les meilleures nourritures en sa possession, lui présente ses femelles les plus chaudes et les plus odorantes, lui réserve la niche la plus profonde où il fêtera sa victoire. Mais à peine s'est-il assoupi, épuisé de plaisirs, qu'il se produit un rituel étrange. Deux ou trois de ces jeunes mâles, qui avaient pourtant fait acte d'allégeance, viennent l'égorger et l'étriper. Délicatement, ensuite, de leurs pattes et de leurs griffes, ils lui ouvrent le crâne comme une noix à coups de dent.

Ils en extirpent la cervelle et en distribuent une parcelle à tous les membres de la tribu. Sans doute croient-ils qu'ainsi, par ingurgitation, tous bénéficieront d'un peu des qualités de l'animal supérieur qu'ils s'étaient donné pour roi. De même chez les humains, on aime à se désigner des rois pour prendre ensuite encore plus de plaisir à les réduire en pièces. Méfiez-vous alors si on vous offre un trône, c'est peut-être celui du roi des rats.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

171. LA TRAQUE

Détruire.

Les soldates laïques chargent les religieuses. La prophètes je 23e comprend trop tard ce qui se passe. Des phé-romones d'alerte volent en tous sens et, en quelques secondes, c'est la pagaille.

Partout, des déistes s'effondrent, tendent leurs pattes pour former une croix à six branches et lâchent, agonisantes, leurs effluves mystiques:

Les Doigts sont nos dieux.

Tant bien que mal, l'assemblée s'organise pour résister à l'effet de surprise. Les jets d'acide fusent. Des chitines fondent. Des jets perdus font s'effondrer des pans entiers de plafond.

23e interpelle quelques compagnes:

Il faut me sauver.

La religion n'a pas fait qu'engendrer le culte des morts, elle a aussi créé la primauté des prêtres. Des soldates déistes s'empressent de se regrouper autour de 23e pour former un barrage avec leurs corps tandis que trois grosses ouvrières creusent à toute allure une issue pour lui permettre de fuir.

Les Doigts sont nos dieux.

Un tapis d'étoiles tétanisées commence à recouvrir le sol et, pour éviter qu'on ne voue un culte aux martyres, les laïques leur tranchent la tête.

Ces décapitations ralentissent l'offensive. La prophé-tesse 23e saisit sa chance et, avec quelques conjurées rescapées du massacre, fuit par l'excavation.

La petite troupe galope dans les couloirs, des soldates laïques sont sur leurs talons. Dans cette course-poursuite, des déistes se laissent mourir pour protéger leur prophé-tesse. C'est la première fois dans l'histoire myrmécéenne qu'autant de fourmis se font tuer pour préserver une seule des leurs, précieuse entre toutes. Même les reines n'ont jamais suscité autant de ferveur.

Les Doigts sont nos dieux.

Chaque cadavre se fige en une croix et pousse ce cri de mort. Les dépouilles obstruent parfois complètement le passage, contraignant les poursuivantes à couper leurs pattes une à une pour le dégager.

Les déistes ne sont plus qu'une dizaine mais elles connaissent mieux les lieux que leurs assaillantes et savent exactement où tourner pour les semer. Soudain, elles sont coincées: un lombric leur barre la route. 23e encourage ses compagnes, épuisées et blessées:

Suivez-moi.

La prophétesse se rue sur le ver et, à la plus grande stupéfaction de ses fidèles, d'un coup de mandibules, elle creuse un sillon dans son flanc et désigne cette plaie comme s'il s'agissait de l'écoutille d'un vaisseau. C'est là son idée: se servir de cet annélide comme d'un engin subterrestre. Par chance, le ver est bien gras. Tout le groupe parvient à s'introduire dans son corps sans le tuer.

L'animal se cabre, évidemment, lorsqu'il sent tant de présences étrangères s'engouffrer dans son corps mais, comme il n'est doté que d'un système nerveux restreint, il poursuit sa route avec ses nouveaux parasites.

L'énorme tube gluant rampe déjà sur les murs et les parois quand 13e et ses soldates arrivent sur les lieux. Les laïques n'ont aucun moyen de savoir dans quelle direction il va. Grimpe-t-il? Descend-il?

L'odeur de l'annélide n'est pas assez nette pour qu'on puisse bien la détecter dans le dédale des couloirs de la métropole myrmécéenne. L'être gluant glisse donc tranquillement, emportant les déistes fuyardes.

172. CHEZ LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

Le professeur de philosophie ne fut pas surpris de les voir sonner à sa porte. De lui-même, il leur offrit de les héberger;

Julie se précipita sous la douche et s'émerveilla de se sentir propre, enfin purifiée de toutes les immondices des égouts et de leurs effroyables odeurs. Elle jeta ses vêtements de reine souillés dans un sac-poubelle et enfila l'un des survêtements de l'enseignant. Heureusement que les tenues de sport sont unisexes.

Agréablement propre et nette, elle s'affala sur le canapé du salon.

– Merci, monsieur. Vous nous avez sauvés, dit David qui avait lui aussi enfilé un survêtement.

L'enseignant leur servit un verre, accompagné de cacahuètes, et alla leur préparer de quoi dîner.

Ils dévorèrent des petits sandwiches au saumon et d'autres aux œufs et aux câpres.

À table, le professeur alluma la télévision. A la toute fin des actualités régionales, on parlait d'eux. Julie monta le son. Marcel Vaugirard interviewait un membre des forces de l'ordre qui expliquait que cette soi-disant «Révolution des fourmis» était en fait l'œuvre d'un groupe d'anarchistes, responsables entre autres des blessures qui avaient plongé dans le coma un jeune lycéen.

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