Le garçon efféminé lança un clin d'œil à Julie et compléta:
– Enfin, à la harpe électrique, c'est David. On le nomme Atchoum. Il s'angoisse en permanence, peut-être à cause de sa maladie des os. Il est toujours inquiet, presque parano, mais on arrive quand même à le supporter.
Je comprends maintenant pourquoi on vous appelle les Sept Nains, lança Julie.
– «Nain» ça vient de gnome et gnome, ça vient du grec gnômê, c'est-à-dire «connaissance», reprit David. Nous privilégions chacun un domaine qui nous est propre et nous nous complétons ainsi parfaitement. Et toi, qui es-tu?
Elle hésita:
– Moi… Moi, je suis Blanche-Neige, bien sûr.
– Pour une Blanche-Neige, tu es plutôt sombre, remarqua Narcisse, en désignant les vêtements noirs de la jeune fille.
– C'est que je suis en deuil, expliqua Julie. Je viens de perdre mon père dans un accident. Il était directeur au service juridique des Eaux et Forêts.
– Et sinon?
– Sinon… je porte quand même du noir, reconnut-elle, mutine.
– Est-ce que, comme la Blanche-Neige de la légende, tu attends qu'un prince charmant t'éveille d'un baiser? demanda Paul.
– Tu confonds avec la Belle au bois dormant, rétorqua Julie.
– Paul, tu as encore gaffé, signala Narcisse.
– Pas sûr. Dans tous les contes, il y a une fille qui somnole en attendant d'être réveillée par son bien-aimé…
– On rechante un peu? proposa Julie, qui commençait à y reprendre goût.
Ils choisirent des morceaux de plus en plus difficiles. «And You and I» de Yes, «The Wall» des Pink Floyd, enfin «Super's Ready» de Genesis. Celui-là durait vingt minutes et permettait à chacun de se faire remarquer en solo.
Julie maîtrisait si bien son chant maintenant qu'elle parvint à produire des effets intéressants sur chacun des trois morceaux, en dépit des différences de style.
Enfin, ils décidèrent de rentrer chez eux.
– Je me suis disputée avec ma mère et je n'ai pas très envie de regagner le domicile familial, ce soir. Est-ce que quelqu'un peut m'héberger pour cette nuit? demanda Julie.
– David, Zoé, Léopold et Ji-woong sont pensionnaires et dorment au lycée. Mais Francine, Narcisse et moi, on est externes. Nous t'hébergerons à tour de rôle si tu en as besoin. Tu peux venir chez moi ce soir, proposa Paul, on a une chambre d'amis.
L'idée ne sembla pas enthousiasmer Julie. Francine comprit qu'elle n'avait guère envie de loger chez un garçon et lui offrit de dormir plutôt dans son appartement. Cette fois, Julie acquiesça.
50. ENCYCLOPEDIE
MOUVEMENT DE VOYELLES: Dans plusieurs langues anciennes: égyptien, hébreu, phénicien, il n'existe pas de voyelles, il n'y a que des consonnes. Les voyelles représentent la voix. Si, par une représentation graphique, on donne la voix au mot, on lui donne trop de force, car on lui donne en même temps la vie.
Un proverbe dit: «Si tu étais capable d'écrire parfaitement le mot armoire, tu recevrais le meuble sur la tête.»
Les Chinois ont eu le même sentiment. Au deuxième siècle après J.-C, le plus grand peintre de son temps, Wu Daozi, fut convoqué par l'Empereur qui lui demanda de dessiner un dragon parfait. L'artiste le peignit en entier sauf les yeux. «Pourquoi as-tu oublié les yeux?» interrogea l'Empereur. «Parce que si je dessinais les yeux, il s'envolerait», répondit Wu Daozi. L'Empereur insista, le peintre traça les yeux et la légende prétend que le dragon s'envola.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
51. EMISSAIRES DES NUAGES
103e et ses compagnes s'exténuent depuis plusieurs minutes à se battre contre les criquets. La poche abdominale à acide de 103e est presque vide. La vieille fourmi n'a pas d'autre choix que de frapper à la mandibule, et c'est encore plus fatigant.
Les criquets n'offrent pas de réelle résistance. Ils ne se battent même pas. C'est leur multitude qui constitue une menace car, sans arrêt, ils pleuvent des cieux en une sinistre grêle de pattes et de mandibules affamées.
Aucun répit à cette pluie terne.. Sur plusieurs couches, peut-être six ou sept épaisseurs de criquets migrateurs, le sol est maintenant recouvert d'insectes à perte de vue. 103e lance ses mandibules dans la masse et tranche, tranche, tranche les corps comme une faucheuse. Elle n'a pas franchi victorieusement tant d'obstacles pour céder face à une espèce dont la seule intelligence consiste à produire des enfants en masse.
Chez les Doigts, se souvient-elle, quand il y a surpopulation humaine, les femelles avalent des hormones, appelées pilules, pour être moins fertiles. C'est cela qu'il faudrait faire: gaver de pilules ces criquets envahissants. Quel mérite de fabriquer vingt enfants là où l'on n'en a besoin que d'un ou deux? Où réside l'intérêt de pondre une population massive alors qu'on sait pertinemment qu'on ne pourra ni la soigner ni l'éduquer, et qu'elle ne pourra croître qu'en parasitant toutes les autres espèces?
103e refuse de se soumettre à la dictature de ces pondeuses frénétiques. Les tronçons de criquets volent autour d'elle. À force de tuer, ses mandibules sont prises de crampes.
Un rayon de soleil perce soudain le sombre nuage et illumine un myrtillier. C'est un signe. 103e s'empresse d'y grimper avec ses acolytes. Pour se redonner vigueur et vaillance, elles se gavent de baies qui éclatent, ballons bleu marine, sous la pointe en canif de leurs mandibules.
Fuir est la solution.
103e tente de retrouver son calme. Elle lève ses antennes vers le ciel. Le sol n'est qu'une écume d'élytres mais, là-haut, la pluie de criquets s'est arrêtée et le soleil est réapparu. Pour reprendre courage, elle fredonne l'antique chanson belokanienne:
Soleil, pénètre nos carcasses creuses
Remue nos muscles endoloris
Et unis nos pensées divisées.
Les treize fourmis sont suspendues à l'extrémité des branches les plus élevées du myr illier et le flot de criquets les rejoint. Elles sont comme sur une aiguille au milieu d'une mer de dos gesticulants.
52. CHEZ FRANCINE
Septième étage. Sans ascenseur, c'est fatigant. Elles reprirent leur souffle sur le palier. Cela faisait du bien d'arriver. Là-haut, elles se sentaient à l'abri des périls rampants de la rue.
C'était l'avant-dernier étage, mais les remugles des ordures délaissées par les éboueurs grévistes y parvenaient quand même. La jeune fille blonde aux cheveux mi-longs chercha ses clefs au fond de la grande poche qui lui servait de sac et, après avoir longtemps fouillé dans une masse de petits objets hétéroclites, en sortit victorieusement un gros trousseau.
Elle ouvrit les quatre serrures de sa porte puis donna un bon coup d'épaule «parce que le bois avait gonflé à cause de l'humidité et que la porte bloquait».
Chez Francine, il n'y avait que des ordinateurs et des cendriers. Ce qu'elle nommait pompeusement son «appartement» n'était en fait qu'un minuscule studio. Une inondation ancienne chez les voisins du dessus avait orné le plafond d'une auréole suintante. C'est une règle dans les immeubles: les voisins du dessus laissent toujours déborder leur baignoire. Ceux du dessous bloquent le vide-ordures avec des sacs-poubelle trop volumineux.
Le papier peint était marron. Francine ne devait pas consacrer beaucoup de temps à son ménage. Partout, la poussière s'accumulait. Julie jugea l'ensemble plutôt déprimant.
– Fais comme chez toi, installe-toi, lui dit Francine en lui désignant un fauteuil défoncé, récupéré sans doute dans une décharge.
Julie s'assit et Francine remarqua que son genou suppurait.
– C'est les blessures que t'ont infligées les Rats noirs?