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– Je ne souffre pas mais c'est comme si je sentais chacun de mes os à l'intérieur. Comment t'expliquer? C'est comme si je prenais conscience de l'existence de mes genoux. Je perçois mes rotules, mes articulations, tout ce système compliqué qui permet à deux os de fonctionner ensemble.

Francine examina la plaie et son pourtour livide et se demanda si Julie n'était pas un peu masochiste. Elle avait l'air d'aimer sa blessure parce qu'elle lui rappelait que son genou existait…

– Dis-don \ tu te drogues à quoi, toi? demanda Francine. Tu fumes de la moquette? Je vais quand même t'arranger ça. Je dois bien avoir du coton et du mercurochrome quelque part.

Avec des ciseaux, Francine coupa d'abord la longue jupe de Julie qui collait à la plaie et, sans violence cette fois, la jeune fille aux yeux gris clair dévoila ses cuisses.

– Ma jupe est définitivement fichue!

– Tant mieux, rétorqua l'autre en la soignant. Comme ça, on verra enfin tes jambes. En plus, elles sont jolies. Première concession à la féminité: montre-les. Ta plaie séchera plus vite.

Francine alluma ensuite une cigarette de sensemillia et la lui tendit:

– Je vais t'apprendre à t'enfuir dans ta tête. Je ne sais peut-être pas faire grand-chose, mais j'ai appris à vivre dans plusieurs réalités parallèles et, crois-moi, ma vieille, c'est super d'avoir le choix. Dans la vie, tout te déçoit sauf si tu parviens à zapper entre les réalités, et là c'est plus supportable.

Elle se dirigea vers ses ordinateurs. Lorsqu'elle alluma ses écrans, la pièce se transforma en un cockpit d'avion supersonique. Des voyants clignotaient, des disques durs grésillaient et on oubliait la misère des murs.

– Tu as une superbe collection d'ordinateurs, admira Julie.

– Oui, toute mon énergie et toutes mes économies y passent. Ma passion, c'est les jeux. Je mets un vieux mor ceau de Genesis en fond sonore, je m'allume un petit joint et puis je m'amuse à fabriquer des mondes artificiels. Actuellement, c'est Évolution qui me plaît le plus. Avec ce programme, tu reconstitues des civilisations et tu les envoies guerroyer les unes contre les autres. En même temps, tu leur développes un artisanat propre, une agriculture, une industrie, un commerce, tout, quoi! Ça passe agréablement le temps et ça donne l'impression de refaire l'histoire de l'humanité. Tu veux essayer?

– Pourquoi pas?

Francine lui expliqua comment mettre en place des cultures, commander la progression technologique, diriger les guerres, bâtir des routes, envoyer des explorateurs sur les mers, passer des accords diplomatiques avec les civilisations voisines, lancer des caravanes de commerçants, utiliser des espions, ordonner des élections, prévoir les effets pervers, les conséquences à court, long et moyen terme.

– Être le dieu d'un peuple, même dans un monde artificiel, ce n'est pas un job facile, souligna Francine. Lorsque je me plonge dans ce jeu, il me semble que je comprends mieux notre histoire passée et je pressens notre avenir probable. C'est, par exemple, en jouant à ça que j'ai compris que, dans l'évolution d'un peuple, il était nécessaire d'avoir une première phase despotique et que, si l'on voulait sauter cette phase pour créer directement un état démocratique, le despotisme revenait plus tard. Un peu comme dans une voiture, la boîte de vitesses. On doit passer progressivement la première puis la seconde puis la troisième. Si on veut démarrer en troisième, ça cale. C'est comme ça que j'équipe mes civilisations. Une longue phase de despotisme, suivie par une phase de monarchie, puis enfin, quand le peuple commence à devenir responsable, je lui relâche la bride pour envisager la démocratie. Et il apprécie. Mais les États démocratiques sont très fragiles… Tu t'en apercevras en jouant.

À force de séjourner dans les mondes artificiels de ses parties d'Évolution, Francine paraissait avoir abouti à l'analyse de son propre monde.

– Et tu ne crois pas que, nous aussi, nous avons un joueur géant qui nous manipule? demanda Julie.

Francine éclata de rire.

– Tu veux dire un dieu? Oui, peut-être. Probablement. Le problème c'est que, si Dieu existe, il nous a laissé notre libre arbitre. Plutôt que de nous indiquer ce qu'il faut faire en bien ou en mal, comme je le fais avec mon peuple dans Évolution, il nous laisse le découvrir par nous-mêmes. C'est à mon avis un dieu irresponsable.

– Peut-être qu'il le fait volontairement. C'est parce que Dieu nous a laissé notre libre arbitre que nous avons ce droit suprême de faire des bêtises. De faire même d'énormes bêtises sans qu'il intervienne.

La remarque sembla donner beaucoup à réfléchir à Francine.

– Tu as raison. Peut-être qu'il nous a laissé notre libre arbitre par curiosité, pour voir ce que nous en ferions, répondit-elle songeuse.

– Et s'il nous laissait notre libre arbitre parce que ce n'était pas amusant pour lui de voir une masse de sujets obéissants et en tout point monotones dans leur gentillesse et leur servilité? Peut-être que c'est parce que Dieu nous aime qu'il nous a offert cette si grande liberté. Le libre arbitre total, c'est la plus grande preuve d'amour d'un dieu pour son peuple.

– Dommage, dans ce cas, que nous ne nous aimions pas nous-mêmes suffisamment pour en jouir intelligemment, conclut Francine.

Pour l'instant, elle préférait indiquer à ses sujets leurs comportements. Elle pianota sur son ordinateur pour ordonner à son peuple de se lancer dans des recherches agronomiques afin d'améliorer la culture des céréales.

– Chez moi, je les aide à faire des découvertes. L'informatique nous ouvre enfin le droit à la mégalomanie totale et inoffensive. Moi, je suis une déesse directive.

Elles jouèrent une heure à observer et à diriger un peuple virtuel. Julie se frotta les yeux. Normalement, chaque battement de paupières dépose un film de 7 microns de larmes toutes les cinq secondes pour lubrifier, nettoyer, assouplir la cornée. Mais rester longtemps devant l'écran lui desséchait les yeux. Elle préféra détourner son regard du monde artificiel.

– En tant que jeune déesse, dit Julie, je demande un arrêt. Surveiller un monde, ça finit par faire mal aux yeux. Je suis sûre que même notre dieu ne reste pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre à scruter notre planète. Ou alors, il a de bonnes lunettes.

Francine éteignit l'ordinateur et se frotta les paupières.

– Et toi, Julie, tu as d'autres passions que le chant?

– Moi, je possède bien mieux que tes ordinateurs. Ça tient dans la poche, pèse cent fois moins lourd que celui-ci, offre un écran très large, dispose d'une autonomie pratiquement illimitée, fonctionne immédiatement dès qu'on l'ouvre, contient des millions d'informations et ne tombe jamais en panne.

– Un superordinateur? Tu m'intéresses, dit-elle en se mettant des gouttes de collyre sur la cornée.

Julie sourit.

– J'ai dit «mieux que tes ordinateurs». En plus, ça ne fait pas mal aux yeux.

Elle brandit l'épais volume de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.

– Un livre? s'étonna Francine.

– Pas n'importe quel livre. Je l'ai découvert au fond d'un tunnel en forêt. Il s'intitule l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, et il a été rédigé par un vieux sage qui sans doute a fait le tour du monde pour ainsi accumuler toutes les connaissances de son temps sur tous les pays, toutes les époques et dans tous les domaines.

– Tu exagères.

– Bon. Je reconnais tout ignorer de celui qui l'a écrit, mais lis-le un peu, tu seras vraiment surprise.

Elle le lui tendit et, ensemble, elles le feuilletèrent.

Francine découvrit un passage affirmant que l'informatique était un moyen de transformer le monde mais que, pour y parvenir, il fallait posséder un ordinateur de très grande puissance. Les ordinateurs de modèle courant n'étaient dotés que de capacités limitées parce qu'ils étaient hiérarchisés. Comme dans une monarchie, un microprocesseur central dirigeait des composants électro niques périphériques. Il était donc nécessaire de créer une démocratie au sein même des puces d'ordinateurs.

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