9. DE LA DIFFICULTÉ DE S'IMPOSER
La fourmi galope de toute la puissance de ses six pattes et le vent rabat ses antennes en arrière tant elle va vite. Son menton rase les mousses et les lichens.
Elle multiplie les tours et les détours entre les soucis, les pensées et les fausses renoncules, mais son poursuivant ne renonce pas. Le hérisson, mastodonte cuirassé de pointes effilées, s'entête à la poursuivre et son affreuse odeur de musc empuantit l'atmosphère. Le sol tremble à chacun de ses pas. Quelques lambeaux d'ennemis sont encore accrochés à ses piquants et si la fourmi prenait le temps de l'examiner, elle verrait des nuées de puces grimpant et redescendant le long de ses épines.
La vieille fourmi rousse saute par-dessus un talus dans l'espoir de semer son poursuivant. Le hérisson ne ralentit pas pour autant. Ses piquants le protègent des chutes et lui servent d'amortisseurs à l'occasion. Il se roule en boule pour mieux cabrioler puis se rétablit sur ses quatre pattes.
La vieille fourmi rousse accélère encore. Soudain, elle distingue devant elle une sorte de tunnel lisse et blanc. Elle n'identifie pas aussitôt ce dont il s'agit. L'entrée est suffisamment large pour laisser passer une fourmi. Qu'est-ce que ça peut bien être? C'est trop béant pour être un trou de grillon ou de sauterelle. Peut-être un refuge de taupe ou d'araignée?
Trop rabattues en arrière, ses antennes ne lui permettent pas de flairer la chose. Elle est contrainte d'en appeler à sa vision qui ne lui offre une image nette que de très près. Justement, elle y est et, à présent, elle voit. Ce tunnel blanc n'a rien d'un abri. Il s'agit de la gueule béante d'un… serpent!
Un hérisson derrière, un serpent devant. Décidément, ce monde n'est pas fait pour les individus solitaires.
La vieille fourmi rousse n'aperçoit qu'un seul salut: une brindille où s'accrocher et grimper. Déjà, le hérisson au long museau s'encastre dans le palais du reptile.
Il n'a que le temps de se retirer en toute hâte et de mordre le cou du serpent. Ce dernier s'est immédiatement vrillé sur lui-même. Il n'aime pas qu'on vienne lui visiter le fond de la gorge.
Du haut de sa brindille, la vieille fourmi rousse observe, éberluée, le combat de ses deux prédateurs.
Long tube froid contre chaude boule piquante. Le regard jaune fendu de noir de la vipère n'exprime ni peur ni haine, simplement un souci d'efficacité. Elle s'affaire à bien placer sa gueule mortelle. Le hérisson, lui, panique. Il se cabre et tente de lancer ses piquants à l'assaut du ventre du reptile. L'animal est d'une incroyable agilité. Ses petites pattes griffues matraquent les écailles qui résistent aux piquants. Mais le fouet glacé s'entortille et serre. La gueule de la vipère s'ouvre et déploie dans un déclic ses doubles crochets à venin suintant la mort liquide. Les hérissons résistent très bien aux morsures venimeuses des vipères sauf si celles-ci atteignent précisément la zone tendre du bout de leur museau.
Avant de connaître l'issue de la bataille, la vieille fourmi rousse se sent emportée. À sa grande surprise, la brindille à laquelle elle s'est agrippée se met à se mouvoir lentement. Elle pense d'abord que c'est le vent qui la fait pencher et, lorsque la brindille se détache de son rameau et entreprend d'avancer, elle n'y comprend plus rien. La brindille se déplace lentement en dodelinant et grimpe sur une autre branche. Après une courte étape, elle choisit de gravir le tronc.
La vieille fourmi, surprise, se laisse porter par la brindille ambulante. Elle regarde au-dessous d'elle et comprend. La brindille a des yeux et des pattes. Pas de miracle arboricole. Ce n'est pas une brindille mais un phasme.
Ces insectes au corps allongé et frêle se protègent de leurs prédateurs en poussant le mimétisme jusqu'à adopter l'aspect des brindilles, des branches, des feuilles ou des tiges sur lesquelles ils se posent. Ce phasme-ci a si bien réussi son camouflage que son corps est imprimé de marques de fibres de bois, avec des taches et des coupures marron comme si un termite l'avait un peu entamé.
Autre atout du phasme: sa lenteur participe à son mimétisme. On ne pense pas à s'attaquer à quelque chose de lent, voire de quasi immobile. La vieille fourmi avait déjà assisté à une parade amoureuse de phasmes. Le mâle, de taille plus réduite, s'était approché de la femelle en déplaçant une patte toutes les vingt secondes. La femelle s'était un peu éloignée et le mâle était tellement lent qu'il n'avait même pas été capable de la poursuivre. Qu'importe! À force d'attendre leurs mâles à la lenteur légendaire, les femelles phasmes ont fini par s'adapter. Certaines espèces ont trouvé une solution originale au problème de la reproduction: la parthénogenèse. Pas de problème d'accouplement: chez les phasmes, pas besoin de trouver un partenaire pour se reproduire, on fait des enfants juste comme ça, en les désirant.
La brindille sur laquelle elle s'est embarquée s'avère une femelle car, soudain, la voilà qui se met à pondre. Un à un, très lentement bien sûr, elle lâche des œufs qui rebondissent de feuille en feuille comme des gouttes de pluie durcies. L'art du camouflage des phasmes est tel que leurs œufs ressemblent à des graines.
La fourmi mordille un peu la brindille pour voir si elle est comestible. Mais les phasmes ne disposent pas que du mimétisme pour leur défense: ils savent aussi jouer les morts. Aussi, dès que l'insecte perçoit la pointe de la mandibule, il se met en catalepsie et se laisse tomber sur le sol.
La fourmi n'en a cure. Comme le serpent et le hérisson ont déguerpi, elle suit son phasme en bas et le mange. L'exaspérant animal ne lui offre même pas un sursaut d'agonie. À moitié dévoré, il reste impassible telle une véritable brindille. Un détail le trahit pourtant: l'extrémité de la brindille continue de pondre ses œufs-graines.
Assez d'émotions pour la journée. Il fraîchit, l'heure est venue de l'hibernation quotidienne. La vieille fourmi rousse s'enfouit dans un abri de terre et de mousse. Demain, elle se remettra en quête d'un chemin pour retrouver son nid natal. Il faut à tout prix «les» avertir avant qu'il ne soit trop tard.
Calmement, avec ses tibias, elle lave ses antennes pour bien percevoir ce qui l'entoure. Puis elle referme avec un caillou son petit abri pour ne plus être dérangée.
10. ENCYCLOPEDIE
DIFFÉRENCE DE PERCEPTION: On ne perçoit du monde que ce qu'on est préparé à en percevoir. Pour une expérience de physiologie, des chats ont été enfermés dès leur naissance dans une petite pièce tapissée de motifs verticaux. Passé l'âge seuil de formation du cerveau, ces chats ont été retirés de ces pièces et placés dans des boîtes tapissées de lignes horizontales. Ces lignes indiquaient l'emplacement de caches de nourriture ou de trappes de sortie, mais aucun des chats éduqués dans les pièces aux motifs verticaux ne parvint à se nourrir ou à sortir. Leur éducation avait limité leur perception aux événements verticaux.
Nous aussi, nous fonctionnons avec ces mêmes limitations de la perception. Nous ne savons plus appréhender certains événements car nous avons été parfaitement conditionnés à percevoir les choses uniquement d'une certaine manière.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III