Avec cette disparition, Julie n'avait pas seulement perdu un ami, elle avait perdu le guide qui l'aidait à développer son don principal.
Certes, elle avait trouvé un autre professeur de chant, un de ceux qui se contentaient de faire travailler leurs gammes à leurs élèves. Il avait contraint Julie à pousser sa voix jusqu'à des registres trop violents pour son larynx. Elle avait eu très mal.
Peu après, un oto-rhino-laryngologiste diagnostiqua des nodules sur les cordes vocales de Julie. Il lui ordonna d'interrompre ses leçons. Elle subit une opération et, pendant plusieurs semaines, le temps que ses cordes vocales se cicatrisent, elle avait conservé un mutisme total. Ensuite, pour retrouver le simple usage de la parole, la rééducation avait été difficile.
Depuis, elle était à la recherche d'un véritable maître de chant capable de la diriger comme l'avait fait Yankélé-vitch. Faute d'en découvrir un, elle s'était peu à peu fermée au monde.
Yankélévitch affirmait que, lorsqu'on possède un don et qu'on ne l'utilise pas, on est comme ces lapins qui ne rongent pas quelque chose de dur: peu à peu, leurs incisives s'allongent, se recourbent, poussent sans fin, traversent le palais et finissent par transpercer leur cerveau de bas en haut. Pour visualiser ce danger, le professeur conservait chez lui un crâne de lapin où les incisives res-sortaient par le haut à la manière de deux cornes. Il aimait bien montrer à l'occasion aux mauvais élèves cet objet macabre pour les encourager à travailler. Il était allé jusqu'à écrire à l'encre rouge sur le front du crâne du lapin:
Ne pas cultiver son don naturel est le plus grand des péchés.
Privée de la possibilité de cultiver le sien, elle avait connu une période d'anorexie après une première phase de grande agressivité. S'ensuivit alors une phase de boulimie pendant laquelle elle avalait des kilos de pâtisseries, le regard dans le vague, laxatif ou vomitif à portée de la main.
Elle ne révisait plus ses cours, s'assoupissait en classe.
Julie se délabrait. Elle respirait mal et, pour ne rien arranger, depuis peu elle souffrait de crises d'asthme. Tout ce que le chant lui avait apporté de bien se transformait en mal.
La mère de Julie prit place la première à la table de la salle à manger.
– Où étiez-vous cet après-midi? demanda-t-elle.
– Nous nous sommes promenés en forêt, répondit le père.
– C'est là qu'elle s'est fait toutes ces égratignures?
– Julie est tombée dans un fossé, expliqua le père. Elle ne s'est pas fait grand mal mais elle s'est blessée au talon. Elle a aussi découvert un livre étrange dans ce fossé…
Mais la mère ne s'intéressait plus qu'au mets fumant dans son assiette.
– Tu me raconteras ça tout à l'heure. Mangeons vite, les cailles rôties, ça n'attend pas. Tièdes, elles perdent toute leur saveur.
La mère de Julie se précipita pour avaler avec ravissement les cailles rôties, recouvertes de raisins de Corinthe.
Un coup de fourchette précis dégonfla la caille à la façon d'un ballon de rugby rempli de vapeur. Elle attrapa le volatile grillé, le suçota par les trous du bec, du bout des doigts, détacha les ailes qu'elle glissa aussitôt entre ses lèvres, enfin elle brisa bruyamment à coups de molaires les petits os récalcitrants.
– Tu ne manges pas? Tu n'aimes pas ça? demanda-t-elle à Julie.
La jeune fille scrutait l'oiseau grillé, ficelé par une étroite cordelette, posé bien droit dans son assiette. Sa tête était recouverte d'un raisin qui semblait lui servir de chapeau haut de forme. Ses orbites vides et son bec entrouvert laissaient penser que l'oiseau avait été arraché subitement à ses occupations par un événement terrible, quelque chose comme, à son échelle, l'éruption soudaine du volcan de Pompéi.
– Je n'aime pas la viande…, articula Julie.
– Ce n'est pas de la viande, c'est de la volaille, trancha la mère.
Puis elle se voulut conciliante:
– Tu ne vas pas recommencer une crise d'anorexie. Il faut que tu restes en bonne santé pour réussir ton bac et entrer en faculté de droit. C'est parce que ton père a fait son droit qu'il dirige à présent le service juridique des Eaux et Forêts et c'est parce qu'il dirige le service juridique des Eaux et Forêts que tu as bénéficié du piston nécessaire pour que le lycée accepte que tu triples ta terminale. Maintenant, à toi d'étudier le droit.
– Je m'en fous du droit, déclara Julie.
– Tu as besoin de:éussir tes études pour faire partie de la société.
– Je m'en fous de la société.
– Qu'est-ce qui t'intéresse alors? s'enquit la mère.
– Rien.
– À quoi consacres-tu donc ton temps? Tu as une histoire d'amour, hein?
Julie s'adossa à sa chaise.
– Je me fous de l'amour.
– Je m'en fous, je m'en fous… Tu n'as que ces mots à la bouche. Tu dois bien t'intéresser à quelque chose ou à quelqu'un quand même, insista la mère. Mignonne comme tu es, les garçons doivent se bousculer au portillon.
Julie eut une moue bizarre. Son regard gris clair se braqua.
– Je n'ai pas de petit ami et je te signale qu'en plus je suis toujours vierge.
Une expression de stupeur indignée se peignit sur le visage de la mère. Puis elle éclata de rire.
– Il n'y a que dans les ouvrages de science-fiction qu'on trouve encore des filles vierges à dix-neuf ans.
– … Je n'ai pas l'intention de prendre un amant, ni de me marier, ni d'avoir des enfants, poursuivit Julie. Et tu sais pourquoi? Parce que j’ai peur de te ressembler.
La mère avait retrouvé son aplomb.
– Ma pauvre fille, tu n'es qu'un paquet de problèmes. Heureusement que je t'ai pris rendez-vous avec un psychothérapeute! C'est pour jeudi.
La mère et la fille étaient habituées à ces escarmouches. Celle-ci dura encore une heure et, de ce dîner, Julie consomma uniquement la cerise au Grand Marnier qui ornait la mousse au chocolat blanc.
Quant au père, malgré les nombreux appels du pied de sa fille, comme à l'accoutumée, il conserva un visage impassible et se garda bien d'intervenir.
– Allons, Gaston, dis quelque chose, clamait justement son épouse.
– Julie, écoute ta mère, jeta laconiquement le père en pliant sa serviette.
Et, se levant de table, il déclara vouloir se coucher de bonne heure car le lendemain matin il comptait partir dès l'aube faire une grande marche avec son chien.
– Je peux t'accompagner? demanda la jeune fille.
Le père secoua la tête.
– Pas cette fois. Je voudrais examiner de plus près cette ravine que tu as découverte et j'ai envie d'être un peu seul. Et puis, ta mère a raison. Plutôt que de te balader en forêt, tu ferais mieux de bachoter un peu.
Comme il se penchait pour l'embrasser et lui souhaiter une bonne nuit, Julie chuchota:
– Papa, ne me laisse pas tomber.
Il fit mine de n'avoir rien entendu.
Fais de beaux rêves, dit-il simplement.
Il sortit, entraînant son chien par la laisse. Tout excité, Achille voulut démarrer en flèche mais ses griffes trop longues et non rétractiles le firent patiner sur le parquet rigoureusement ciré.
Julie ne voulut pas s'attarder en un tête-à-tête avec sa génitrice. Elle prétexta un besoin pressant et courut aux toilettes.
La porte dûment verrouillée, assise sur le couvercle de la cuvette, la jeune fille brune aux yeux gris clair eut l'impression d'être tombée dans un précipice bien plus profond que celui de la forêt. Cette fois-ci, personne ne pourrait la tirer de là.
Elle éteignit la lumière pour se retrouver totalement seule avec elle-même. Pour se réconforter, elle fredonna encore: «Une souris verte, qui courait dans l'herbe…», mais tout en elle était vacant. Elle se sentait perdue dans un monde qui la dépassait. Elle se sentait toute petite, minuscule comme une fourmi.