– Tu es la première à y goûter. Ça te plaît?
Sans répondre, elle saisit trois autres tubes à essai pleins à ras bord et en but le breuvage ambré avec tout autant d'avidité.
– Tu vas être soûle, prévint Ji-woong.
– Je… veux, je… veux…, balbutia la jeune fille.
– Que veux-tu donc?
– Je veux t'aimer ce soir, articula-t-elle d'un trait.
Le jeune homme recula.
– Tu es soûle.
– J'ai bu pour trouver le courage qui me manquait pour te dire ça. Je ne te plais donc pas? demanda-t-elle.
Il la trouvait sublime. Jamais Julie n'avait été aussi épanouie. Depuis qu'elle mangeait de nouveau, ses formes anguleuses s'étaient effacées et ses traits s'étaient adoucis. La Révolution avait également modifié son port de tête. Elle se tenait plus droite, le menton plus haut. Même sa démarche avait acquis de la grâce.
Elle était entièrement nue lorsque, avec douceur, elle approcha sa main du pantalon de Ji-woong qui avait de plus en plus de mal à dissimuler son émotion.
Il se laissa aller sur une paillasse et la contempla.
Julie était toute proche et, dans le halo orangé des bougies, jamais son visage n'avait été aussi ensorcelant. Une mèche noire se colla en courbe sur le bord de sa bouche. Pour l'instant, elle ne rêvait que d'embrasser Ji-woong avec autant de ferveur que la dernière fois, dans la boîte de nuit.
– Tu es belle, extraordinairement belle, bégaya le jeune homme. Et tu sens bon… Tu embaumes comme une fleur. Dès que je t'ai vue, j'ai…
Elle le fit taire d'un baiser, et enchaîna avec un autre baiser. Un courant d'air ouvrit la fenêtre et éteignit les bougies. Ji-woong voulut se relever pour les rallumer.
Elle le retint.
– Non, j'ai peur de perdre ne serait-ce qu'une seconde. Je crains que le sol ne s'ouvre pour m'empêcher de connaître cet instant qui m'est promis depuis si longtemps. Qu'importe si nous nous aimons dans l'obscurité.
La fenêtre se mit à battre fort au risque de briser les vitres.
À l'aveuglette, elle avança encore sa main. Elle ne pouvait plus compter sur sa vue désormais mais elle sollicitait tous ses autres sens à leur extrême: l'odorat, l'ouïe et surtout le toucher.
Elle frotta son corps tendre et lisse contre celui du jeune homme. Le contact de sa peau si fine avec celle plus rugueuse du Coréen lui procura des sensations électriques.
Au contact de la paume de Ji-woong, elle perçut la douceur de ses propres seins. Sa respiration se fit rauque et les effluves de sa sueur plus sauvages.
La lune était absente. Vénus, Mars et Saturne les éclairaient. Elle se cambra et ramena sa crinière noire en arrière. Son buste se bomba et ses deux narines aspirèrent l'air à toute vitesse.
Lentement, très lentement, elle approcha sa bouche de celle de Ji-woong.
Soudain, son regard fut détourné par quelque chose. A travers la fenêtre venait de passer une immense comète empanachée de flammes claires. Mais ce n'était pas une comète. C'était un cocktail Molotov.
158. ENCYCLOPEDIE
CHAMANISME: Quasiment toutes les cultures de l'humanité connaissent le chamanisme. Les chamans ne sont ni des chefs, ni des prêtres, ni des sorciers, ni des sages. Leur rôle consiste simplement à réconcilier l'homm; avec la nature.
Chez les Iné lens Caraïbes du Surinam, la phase initiale de Y ai orentissage chamanique dure vingt-quatre jours9 divisés en quatre périodes de trois jours d'instruction et trois jours de repos. Les jeunes apprentis, en général six jeunes d'âge pubère, car c'est l'âge où 1; personnalité est encore malléable, sont initiés aux traditions, aux chants et aux danses. Ils observent et imitent les mouvements et les cris des animaux pour mieux les comprendre. Pendant toute la durée de leur enseignement, ils ne mangent pratiquement pas mais mâchent des feuilles de tabac et boivent du jus de tabac. Le jeûne et la consommation de tabac provoquent chez eux de fortes fièvres et autres troubles physiologiques. L'initiation est, de plus, parsemée d'épreuves physiquement dangereuses qui placent l'individu à la limite de la vie et de la mort et détruisent sa personnalité. Après quelques jours de cette initiation à la fois exténuante, dangereuse et intoxicante, les apprentis parviennent à «visualiser» certaines forces et à se familiariser avec l'état de transe extatique.
L'initiation chamanique est une réminiscence de l'adaptation de l'homme à la nature. En état de péril, soit on s'adapte, soit on disparaît. En état de péril, on observe sans juger et sans intellectualiser. On apprend à désapprendre.
Vient ensuite une période de vie solitaire de près de trois ans dans la forêt, pendant laquelle l'apprenti chaman se nourrit seul dans la nature. S'il survit, il réapparaîtra au village, épuisé, sale, presque en état de démence. Un vieux chaman le prendra alors en charge pour la suite de l'initiation. Le maître tentera d'éveiller chez le jeune la faculté de transformer ses hallucinations en expériences «extatiques» contrôlées.
Il est paradoxal que cette éducation par la destruction de la personnalité humaine pour revenir à un état d'animal sauvage transforme en fait le chaman en super-gentleman. Le chaman à la fin de son initiation est en effet un citoyen plus fort tant dans sa maîtrise de lui-même, ses capacités intellectuelles et intuitives, que dans sa moralité. Les chamans yakoutes de Sibérie ont trois fois plus de culture et de vocabulaire que la moyenne de leurs concitoyens. Selon le professeur Gérard Amzallag, auteur du livre Philosophie biologique, les chamans sont aussi les gardiens et sans doute les auteurs de la littérature orale. Celle-ci présente des aspects mythiques, poétiques et héroïques qui constitueront la base de toute la culture du village.
De nos jours, dans la préparation aux transes extatiques, on constate une utilisation de plus en plus répandue de narcotiques et de champignons hallucinogènes. Ce phénomène trahit une baisse de la qualité de l'éducation des jeunes chamans et un affaiblissement progressif de leurs pouvoirs.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
159. LE CRÉPUSCULE DE LA RÉVOLUTION DES FOURMIS
Un cocktail Molotov volait. Étrange oiseau de feu porteur de malheur. C'était un crachat de verre des Rats noirs de Gonzague Dupeyron. La bouteille expectora son feu comme un dragon. De nouveaux cocktails Molotov furent lancés. Les couvertures s'étaient enflammées, répandant une odeur de nylon fondu. Une fois les couvertures brûlées, les grilles redevinrent perméables.
Julie se rhabilla en catastrophe. Ji-woong tenta de la retenir mais, dehors, la Révolution criait sa douleur. Elle percevait cela comme s'il s'agissait d'un animal blessé.
Son foie s'empressa de se mettre au travail afin de filtrer tout l'alcool d'hydromel qui menaçait de ralentir ses réflexes. L'heure n'était plus au plaisir, mais à l'action.
Elle courut dans les couloirs. Partout, c'était l'affolement. Panique dans la fourmilière. Les filles du club de aïkido se précipitaient ici et là, les occupants charriaient des meubles pour tenter de combler les trous des grilles; tout allait trop vite et ils n'arrivaient pas à accorder leurs actes pour perdre le moins d'énergie possible dans cette chorégraphie improvisée.
Les Rats noirs, découvrant par la transparence des grilles l'aménagement du village, visèrent les stands.
Dans la cour, il se forma une chaîne pour passer des seaux d'eau mais la citerne était presque vide et ce n'était que gaspillage d'une matière précieuse. David conseilla d'utiliser plutôt le sable.
Un cocktail Molotov toucha la tête de la fourmi-totem et enflamma l'insecte de polystyrène. Julie considéra la statue géante de la fourmi qui brûlait. «Finalement, le feu c'est nul», pensa-t-elle. Quant à Molotov, elle avait lu dans l'Encyclopédie que le fameux ministre russe de Staline qui avait donné son nom à cette grenade était un réactionnaire de la pire espèce.