Les policiers circulaient à présent entre les danseurs. S'ils reconnaissaient les deux «fourmis», ils les arrêteraient. Julie, s'en avisant, commit alors l'impensable. Elle prit entre ses mains le visage du Coréen et, avec force, l'embrassa sur la bouche. Le jeune homme en fut tout surpris.
Les policiers rôdaient autour d'eux. Leur baiser continuait. Julie avait lu que les fourmis, elles aussi, se livraient à de tels comportements: la trophallaxie. Elles faisaient remonter de la nourriture et l'échangeaient avec leurs bouches. Pour l'instant, elle ne se sentait pas encore capable de telles prouesses.
Un policier les considéra avec suspicion.
Tous deux fermèrent les yeux comme des autruches qui ne voulaient plus voir le danger. Ils n'entendaient plus la voix d'Alexandrine. Julie avait envie que le garçon la serre, la serre encore plus vigoureusement entre ses bras musclés. Mais les policiers étaient déjà partis. Comme deux aimants qui par hasard se seraient trop rapprochés, avec gêne, ils se détachèrent l'un de l'autre.
– Excuse-moi, lui hurla-t-il à l'oreille pour se faire entendre dans tout ce brouhaha.
– Les circonstances ne nous ont pas vraiment laissé le choix, éluda-t-elle.
Il la prit par la main, ils quittèrent «L'Enfer» et rejoignirent la Révolution par la même cave qui leur avait permis d'en sortir.
115. ENCYCLOPÉDIE
L'OUVERTURE PAR LES JEUX: En France, dans les années soixante, un propriétaire de haras avait acheté quatre fringants étalons gris qui se ressemblaient tous. Mais ils avaient mauvais caractère. Dès qu'on les laissait côte à côte, ils se battaient et il était impossible de les atteler ensemble car chacun partait dans une direction différente. Un vétérinaire eut l'idée d'aligner leurs quatre box, avec des jeux sur les parois mitoyennes: des roulettes à faire tourner du bout du museau, des balles à frapper du sabot pour les faire passer d'une stalle à l'autre, des formes géométriques bariolées suspendues à des ficelles.
Il intervertit régulièrement les chevaux afin que tous se connaissent et jouent les uns avec les autres. Au bout d'un mois, les quatre chevaux étaient devenus inséparables. Non seulement ils acceptaient d'être attelés ensemble mais ils semblaient trouver un aspect ludique à leur travail.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
116. EN PLEINE EFFERVESCENCE
7e ayant remarqué que le feu projette une ombre agrandie des insectes les plus proches, elle s'empare d'un bout de charbon refroidi près de l'âtre et décide de reproduire sur une paroi une forme immobile. Son travail terminé, elle le présente aux autres qui, croyant avoir affaire à un véritable insecte, essaient de lui parler.
7e a beaucoup de mal à expliquer que ce n'est qu'un dessin. Se développe ainsi une manière de représenter les choses qui, au début, ressemble beaucoup aux gravures rupestres des grottes de Lascaux mais finit ensuite par évoluer vers un style plus particulier. En trois coups de charbon, 7e vient de créer la peinture myrmécéenne. Elle observe longuement son œuvre et se dit que le noir ne suffit pas à bien rendre compte des choses, il faut y ajouter des couleurs.
Mais comment ajouter des couleurs?
La première idée qui lui vient est de saigner une fourmi grise venue admirer son travail. Elle obtient ainsi du blanc avec son sang qui, étalé, donne du relief au visage et aux antennes. C'est assez réussi. Quant à la fourmi grise, elle n'a pas trop à se plaindre, elle a offert le premier sacrifice insecte à l'art.
Voyant cela, les fourmis sont prises de frénésie créatrice. Entre celles qui testent le feu, celles qui dessinent, celles qui étudient le levier, il s'installe une émulation rare.
Tout leur paraît possible. Leur société, qu'elles se figuraient pourtant à son apogée politique et technologique, s'avère soudain très en retard.
Les douze jeunes exploratrices ont chacune maintenant trouvé leur domaine de prédilection. Princesse 103e leur apporte l'impulsion et l'expérience. 5e est devenue sa principale assistante. 6e est la plus calée des ingénieurs du feu. 7e se passionne pour le dessin et la peinture. 8e étudie le levier et 9e la roue. 10e rédige sa phéromone mémoire zoologique sur les mœurs des Doigts. 11e s'intéresse à l'architecture et aux différentes façons de construire des nids. 12e est plutôt attirée par l'art de la navigation et prend des notes sur leurs différentes embarcations fluviales. 13e réfléchit sur leurs nouvelles armes, la brindille enflammée, le cuirassé-tortue… 14e est motivée par le dialogue avec les espèces étrangères. 15e dissèque et goûte les nouveaux aliments qu'elles ont connus au cours de leur périple. 16e s'efforce de cartographier les différentes pistes qu'elles ont empruntées pour voyager jusqu'ici.
Princesse 103e parle de ce qu'elle sait des Doigts. Elle parle de la télévision qui transmet des histoires qui ne sont pas vraies. 10e reprend sa phéromone mémoire zoologique pour consigner les nouvelles informations sur les Doigts:
ROMANS.
Les Doigts inventent parfois des histoires pas vraies qu 'ils nomment romans ou scénarios.
Ils inventent les personnages, ils inventent les décors, ils inventent les règles de mondes fictifs.
Or, ce dont ils parlent n 'existe nulle part ou presque nulle part.
Quel intérêt y a-t-il à parler de ce qui n 'existe pas?
Simplement à raconter de jolies histoires.
C'est une forme d'art.
Comment sont construites ces histoires?
De ce que 103e a vu des films, il lui semble qu'elles obéissent aux mêmes règles que les blagues, ces fameuses petites anecdotes mystérieuses qui provoquent l'état d'«humour».
Il suffit qu 'il y ait un début, un milieu et une fin inattendue.
Prince 24e écoute attentivement Princesse 103e et, même s'il ne partage pas entièrement son enthousiasme sur sa découverte du monde des Doigts, il lui vient l'idée de raconter ce qu'elle lui apprend sur les Doigts mais en le mettant en scène sous la forme d'une histoire pas vraie, un «roman».
En fait, Prince 24e a envie de créer le premier roman fourmi phéromonal. Il voit ça très bien: une saga des Doigts, construite à la manière des grands récits myrmé-céens. Avec sa nouvelle sensibilité de sexué, il se sent de taille à imaginer un récit d'aventures à partir de ce qu'il croit comprendre des Doigts.
Il a déjà trouvé le titre, il prendra le plus simple: Les Doigts.
Princesse 103e va examiner la peinture de 7e.
L'artiste lui déclare avoir besoin de pigments colorés différents. 103e lui suggère d'utiliser du pollen en guise de jaune, de l'herbe pour le vert et des pétales de coquelicots hachés pour le rouge. 7e y incorpore de la salive et du miellat pour lier le tout et, avec deux autres fourmis qu'elle a convaincues de l'aider, elle entreprend de représenter, sur une feuille de platane, la longue procession de la contre-croisade. Elle dessine trois fourmis puis, au loin, une boule rose dont elle réussit la couleur en mêlant de la craie et du pétale de coquelicot haché. Avec du pollen, elle trace un trait entre les fourmis et le Doigt.
C'est le feu. Le feu est un lien entre les Doigts et les fourmis.
En contemplant l'œuvre de sa compagne, Princesse 103e a une idée. Pourquoi, au lieu de nommer leur expédition la contre-croisade, ne pas l'appeler plutôt la «Révolution des Doigts»? Après tout, la connaissance du monde des Doigts va certainement entraîner des bouleversements dans leur société fourmi et cet intitulé est donc plus juste.
Autour du feu, des disputes se poursuivent. Les insectes qui ont peur des braises exigent qu'on les éteigne et qu'on les bannisse à jamais. Une bagarre éclate entre les pro-feu et les anti-feu.