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Soudain, une tête jaillit. C'est une larve de libellule dont le visage bondit hors de la tête pour happer un éphémère. Princesse 103e comprend ce qui s'est passé. La larve de libellule est dotée d'un premier masque-visage lié à une longue articulation qui lui sert de menton. Elle s'approche de ses proies qui ne s'enfuient pas parce qu'elles pensent disposer d'assez de distance pour déguerpir. Alors la libellule déploie son masque d'un coup avec son menton-bras articulé. Cela part comme une catapulte, crochète la proie puis la ramène au reste de la tête qui y plante ses mâchoires.

Le bateau-fleur glisse et évite de justesse les rochers-récifs.

Assise dans le jaune du cœur du vaisseau-nénuphar, 103e repense à la grande histoire des fourmis. Par chance, elle connaît toutes les vieilles mythologies transmises depuis toujours d'antennes à antennes. Elle sait comment les fourmis ont fait disparaître les dinosaures de la Terre en les envahissant par les boyaux. Elle sait comment, pour la domination de la Terre, les fourmis ont guerroyé avec les termites des dizaines de millions d'années durant.

C'est son histoire. Celle-là, les Doigts ne la connaissent pas. Ils ne savent pas comment les fourmis ont amené depuis les terres du Soleil levant vers d'autres contrées des graines de fleurs et de légumes qui ne s'y trouvaient pas auparavant: le pois, l'oignon ou la carotte.

Une fierté d'espèce la saisit à la vision de ce fleuve majestueux, une vision que les Doigts ne ressentiront jamais. Ils sont trop grands, trop gros, trop forts pour voir ces jonquilles, ces saules pleureurs, comme elle les voit. Ils ne perçoivent pas les mêmes couleurs qu'elle.

Les Doigts voient très loin avec netteté mais leur champ de vision est trop étroit, pense-t-elle.

En effet, si les fourmis voient selon un angle de 180°, les Doigts ne voient que selon un angle de 90°, et encore ne peuvent-ils fixer nettement leur attention que sur 15°.

Elle l'a appris dans un documentaire télévisé, les Doigts ont découvert que la Terre est ronde, donc finie. Ils disposent de cartes de toutes les forêts, de toutes les prairies… Ils ne peuvent plus se dire: «Je marche vers l'inconnu.» Pas plus que: «Je pars loin dans un pays étranger», tous les pays de la planète sont à une journée de leurs machines à voler!

Un jour, Princesse 103e espère montrer aux Doigts les technologies de Bel-o-kan, comment accommoder le miellat de puceron, comment respecter les fruits, comment se faire comprendre des animaux et tant et tant de choses dont les Doigts ignorent tout.

Alors que le soleil vire du rouge à l'orange, une multitude de chants se font entendre. Des grillons, bien sûr, mais aussi des crapauds, des grenouilles, des oiseaux…

C'est l'heure de déjeuner.

Chez les Doigts, 103e a pris l'habitude de manger trois fois par jour à heure fixe. Les fourmis se penchent pour ramasser des larves de moustiques suspendues au ras de la surface du fleuve, tête en bas et siphon respiratoire en haut. Ça tombe bien, tout le monde a faim.

84. LA CLEF DES CHANTS

Poulet ou poisson?

Ce lundi, à la cafétéria du lycée, le menu du jour était: hors-d'œuvre – betteraves à la vinaigrette; plat principal au choix – poisson carré pané ou poulet-frites; dessert – tarte aux pommes.

De son ongle le plus long, Zoé dégagea un moucheron qui s'était englué dans la confiture de la tarte aux pommes.

– Tu vois, les ongles, c'est quand même pratique à l'occasion, confia-t-elle à Julie.

Il était peu probable que le moucheron redécolle de sitôt mais Zoé ne souhaitait pas le manger. Elle le déposa sur le rebord de son assiette.

Les lycéens faisaient la queue avec leur plateau le long du rail de service derrière lequel une serveuse, année d'une énorme louche, leur posait à tour de rôle invariable ment la même question métaphysique: «Poulet OU poisson?»

Après tout, c'était ce choix qui distinguait la moderne cafétéria d'une simple cantine.

Julie, son plateau en équilibre instable à cause de la haute carafe d'eau qu'elle avait posée dessus, partit à la recherche d'une table assez grande pour que tout le groupe puisse s'y asseoir.

– Non, pas ici, c'est réservé aux professeurs, lança un type.

Plus loin, la grande table était réservée au personnel de service. Ailleurs, une autre était réservée à l'administration. Chaque caste était jalouse de son territoire et de ses petits privilèges, et il n'était pas question de les remettre en cause.

Des sièges se dégagèrent enfin. Ne disposant que de vingt minutes pour déjeuner, comme à l'habitude, ils gobèrent leurs aliments sans prendre le temps de les mastiquer. Leurs estomacs, maintenant habitués à cette situation, palliaient la paresse des molaires en produisant des acides stomacaux plus corrosifs.

Un lycéen s'approcha de leur table.

– Avec mes copains, nous n'étions pas au concert samedi. Il paraît que c'était super et que vous repassez la semaine prochaine. On pourrait avoir des places gratuites?

– Ouais, nous aussi, on en voudrait, déclara un autre.

– Et nous…

Une vingtaine d'élèves les entouraient à présent, tous avides de places gratuites.

– Il ne faut pas s'endormir sur nos lauriers, affirma Ji-woong. C'est quand ça marche qu'il faut donner un coup de collier. Après le cours d'histoire, tout à l'heure, répétition générale. Pour le grand concert de samedi prochain, il nous faut de nouvelles chansons, de nouveaux effets de scène. Narcisse, confectionne des costumes. Paul, occupe-toi du décor. Julie, sois encore plus «sex-symbol». Tu as du charisme, mais on dirait que tu le retiens. Laisse-toi aller.

– Tu ne voudrais quand même pas que je me livre à un strip-tease?

– Non, mais pourquoi pas te dénuder, comme ça, une épaule à un moment? Ça ferait son petit effet. Même les plus grandes chanteuses l'ont fait.

Julie eut une moue dubitative.

C'est alors que survint le proviseur. Il les félicita. Il leur dit d'y aller à fond, que son frère comptait beaucoup sur eux, le samedi suivant. Il affirma que lui-même avait connu pareille occasion dans sa jeunesse, l'avait laissée passer et qu'il le regrettait encore. Il leur confia une clé de la porte de derrière nouvellement blindée afin qu'ils puissent répéter, aller et venir à leur guise, même après que le concierge aurait fermé la grande grille de l'entrée principale.

– Et cette fois, cassez la baraque! lança-t-il, avec une bourrade à Ji-woong.

Julie dit qu'il faudrait améliorer le look du concert. Les couleurs irisées projetées par Paul ne suffisaient pas à créer un effet scénique.

– Et si on faisait un grand livre à l'arrière sur lequel on pourrait lancer des couleurs et des diapos de photomontages tirés de l'Encyclopédie? proposa Léopold.

– Oui, et puis on pourrait aussi faire une grande fourmi qui bougerait ses pattes en rythme.

– Et pourquoi on n'appellerait pas carrément notre spectacle «La Révolution des fourmis»? Après tout, c'est le morceau qui a sauvé le premier, suggéra David.

Les idées fusaient de toutes parts. Ajouter des costumes, du décor, une mise en scène, et même intercaler au milieu du rock un morceau classique, une fugue de Bach, par exemple.

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