231. ON LA VOIT DE LOIN
Le psychologue réfléchit longuement. Il consulta des collègues, des responsables de la rubrique jeux dans des magazines, des inventeurs de jeux patentés dans le commerce. Créer une règle du jeu valable à la fois pour des humains et des fourmis, quelle gageure! Et puis, quel jeu prouverait incontestablement l'intelligence?
Il y avait le go, les échecs, les dames, mais comment expliquer leurs règles à une fourmi. Ils appartenaient à la culture humaine, tout comme le mah-jong, le poker ou la marelle. À quoi peuvent bien jouer les fourmis?
Le psychologue pensa d'abord au mikado. Les fourmis devaient avoir l'habitude de dégager les brindilles dont elles avaient besoin parmi d'autres brindilles, inutilisables pour elles. Il dut y renoncer. Le mikado était une épreuve de dextérité, pas une épreuve d'intelligence. Il y avait encore les osselets, mais les fourmis n'avaient pas de mains.
À quoi jouent les fourmis? Le jeu parut au psychologue une spécificité humaine. Les fourmis ne jouent pas. Elles découvrent des terrains, elles se battent, elles rangent les œufs et la nourriture. Chacun de leurs gestes a une utilité précise.
L'expert en déduisit qu'il fallait trouver une épreuve correspondant à une situation pratique, familière à toutes les fourmis. L'exploration d'un chemin inconnu, par exemple.
Après avoir soupesé beaucoup de pour et de contre, le psychologue suggéra un test lui paraissant universel: une course dans un labyrinthe. N'importe quelle créature enfermée dans un lieu qu'elle ne connaît pas cherche à en sortir.
L'humain serait placé dans un labyrinthe de taille humaine, la fourmi dans un labyrinthe de taille fourmi. Les deux labyrinthes seraient disposés exactement de la même façon, ils seraient tracés selon les mêmes plans, à échelles différentes. Ainsi, les deux concurrents affronteraient les mêmes difficultés pour trouver la sortie.
On changea de champions. En procédant comme pour la première épreuve, le policier et l'huissier réquisitionnèrent dans la rue un jeune étudiant blondinet. Pour représenter les fourmis, on prit la première venue dans un pot de fleurs, sur une fenêtre de la concierge du palais de justice.
Pour disposer d'une place suffisante, on installa le labyrinthe humain, avec ses barrières métalliques recouvertes de papier, sur le parvis du palais de justice.
Pour la fourmi, on construisit à l'identique un labyrinthe aux murets de papier à l'intérieur d'un grand aquarium transparent fermé à toute fourmi extérieure.
À la sortie, les deux compétiteurs devraient déclencher une sonnerie électrique en appuyant, là encore, sur une poire rouge reliée à un commutateur électrique.
Huissiers et assesseurs serviraient de juges de ligne. Le président saisit fermement son chronomètre et donna le signal de départ. L'humain partit aussitôt parmi ses palissades de papier et un policier lâcha la fourmi dans l'aquarium.
L'humain détalait. La fourmi ne bougeait pas.
En terrain inconnu, toujours éviter les gestes précipités est une vieille consigne myrmécéenne.
La fourmi commença d'ailleurs par se laver, autre consigne de base.
En terrain inconnu, on affine ses sens.
L'humain prenait de l'avance. Julie était très inquiète, les gens de la pyramide aussi. Leurs yeux étaient rivés aux écrans montrant la progression de la course. Même 103e, 24e et leurs amies qui suivaient la joute sur leur petit téléviseur ne dissimulaient pas leur anxiété. À force de vouloir choisir absolument une fourmi au hasard, ils étaient peut-être tombés sur une débile.
Allez, démarre! cria olfactivement Prince 24e, sensible à l'enjeu.
Mais la fourmi ne bougeait toujours pas. Lentement, prudemment, elle commença enfin à renifler le sol autour de ses pattes.
De son côté, l'humain pressé s'était trompé dans son parcours et se heurtait à une impasse. Il détala en sens inverse car, ignorant que la fourmi ne s'était pas encore décidée à partir, il redoutait de perdre du temps.
La fourmi fit quelques pas, tourna en rond, puis soudain, ses antennes se dressèrent.
Les fourmis spectatrices savaient ce que cela signifiait.
Julie, qui suivait le match dans le box des accusés, serra le bras de David:
– Ça y est, elle a senti l'odeur du miel!
La fourmi se mit à cheminer droit devant dans la bonne direction. L'humain, dehors, avait lui aussi découvert le bon chemin. Sur les écrans affichant leur progression, tous deux paraissaient avancer exactement à la même vitesse.
– Enfin, les chances semblent égales, constata le juge, soucieux de maintenir le suspense pour satisfaire les médias.
Par hasard, l'homme et la fourmi prenaient les mêmes virages presque simultanément.
– Je parie sur l'humain! s'exclama le greffier.
– Moi sur la fourmi! dit le premier assesseur.
Les deux champions évoluaient de façon quasi parallèle.
À un moment, la fourmi se fourvoya vers une impasse et, dans l'aquarium, Princesse 103e et les siennes frémirent de toutes leurs antennes.
Non, non, pas par là! hurlèrent-elles de toutes leurs phéromones.
Mais leurs messages olfactifs ne pouvaient circuler librement dans l'espace. Ils étaient bloqués par le plafond de Plexiglas.
– Non, non, pas par là! criaient tout aussi vainement Julie et ses amis.
L'homme, lui aussi, se dirigea vers une impasse et, cette fois, ce fut l'assistance humaine qui clama:
– Non, non, pas par là!
Les deux concurrents s'immobilisèrent, cherchant l'un et l'autre où aller.
L'homme s'avança dans la bonne direction. La fourmi s'engouffra vers nulle part. Les défenseurs de l'espèce humaine se sentaient rassérénés. Leur champion n'avait plus que deux virages à prendre et il déboucherait sur la poire rouge. Ce fut alors que la fourmi, furieuse de tourner en rond dans une impasse, prit une initiative inattendue.
Elle escalada le muret de papier.
Guidée par l'odeur proche du miel, elle galopait tout droit vers la poire rouge, sautant au fur et à mesure chaque muret, comme autant d'obstacles dans une course de haies.
Tandis que l'humain négociait ses virages au pas de course, la fourmi sauta son dernier muret, se jucha sur la poire rouge enduite de miel et déclencha la sonnerie.
Un cri de victoire jaillit simultanément dans les box et dans l'aquarium où les fourmis se touchèrent les antennes pour fêter l'événement.
Le président demanda à l'assistance de reprendre sa place dans la salle d'audience.
– Elle a triché! protesta l'avocat général, en s'appro-chant de la table du magistrat. Elle a triché tout comme l'autre. Elle n'avait pas le droit de grimper sur les murets!
– Maître, je vous prie de vous asseoir, ordonna le juge.
De retour sur le banc de la défense, Julie fit front.
– Bien sûr que non, elle n'a pas triché. Elle s'est servie de sa manière originale de penser. Il y avait un objectif à atteindre, elle l'a atteint. Elle a prouvé qu'elle était intelligente en s'adaptant plus vite au problème. À aucun moment, il n'a été signifié qu'il était interdit d'escalader les murets.
– L'humain aussi aurait pu le faire, alors? demanda l'avocat général.
– Évidemment. C'est parce qu'il ne lui est pas venu à l'esprit qu'il pouvait agir autrement qu'en avançant tout droit dans les couloirs qu'il a perdu. Il a été incapable de penser autrement que selon des règles qu'il se figurait obligatoires mais qui, en fait, n'ont jamais été prescrites. Cette fourmi a gagné parce qu'elle a fait preuve de plus d'imagination que l'homme. C'est tout. Il faut être bon joueur.