Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

88. ENCYCLOPEDIE

L'AVENIR EST AUX ACTEURS: L'avenir est aux acteurs. Pour se faire respecter, les acteurs savent mimer la colère. Pour se faire aduler, les acteurs savent mimer l'amour. Pour faire des envieux, les acteurs savent mimer la joie. Toutes les professions sont infiltrées par des acteurs.

L'élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis en 1980 a définitivement consacré le règne des acteurs. Inutile d'avoir des idées ou de savoir gouverner, il suffit de s'entourer d'une équipe de spécialistes pour rédiger les discours et de bien interpréter ensuite son rôle sous l'objectif des caméras.

Dans la plupart des démocraties modernes, d'ailleurs, on ne choisit plus son candidat en fonction de son programme politique (tout le monde sait pertinemment que, n'importe comment, les promesses ne seront pas tenues, car le pays a une politique globale dont il ne peut dévier), mais selon son allure, son sourire, sa voix, sa manière de s'habiller, sa familiarité avec les interviewers, ses mots d'esprit. Inexorablement, dans toutes les professions, les acteurs ont gagné du terrain. Un peintre bon acteur est capable de convaincre qu'une toile monochrome est une œuvre d'art. Un chanteur bon acteur n'a pas besoin d'avoir de la voix s'il interprète convenablement son clip. Les acteurs contrôlent le monde. Le problème, c'est qu'à force de mettre en avant des acteurs, la forme prend plus d'importance que le fond, le paraître prend le pas sur l'être. On n'écoute plus ce que les gens disent. On se contente de regarder comment ils le disent, quel regard ils ont en le disant, et si leur cravate est assortie à leur pochette.

Ceux qui ont des idées mais ne savent pas les présenter sont, peu à peu, exclus des débats.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

89. PORTEES PAR LES FLOTS

La cascade!

De stupeur, les fourmis dressent leurs antennes.

Jusqu'ici, le courant indolent les avait doucement ballottées le long de la berge mais, soudain, tout s'accélère.

Elles sont entrées dans la zone des rapides.

Un dénivellement rempli de galets forme une ligne crénelée d'écume blanche. Un bruit assourdissant envahit l'espace. Sous la vitesse, les voiles roses du nénuphar tremblent et claquent.

Princesse 103e, antennes emmêlées sur le visage, indique par gestes que mieux vaudrait passer par la gauche, là où le courant semble moins tourmenté.

Les dytiques, à l'arrière, sont priés de brasser l'eau beaucoup plus rapidement. Les plus grandes fourmis attrapent de longues branchettes, les serrent dans leurs mandibules et s'en servent de gaffes pour orienter leur bateau.

13e tombe à l'eau et on la repêche de justesse.

Des têtards rasent la surface, à l'affût d'un naufrage. Ces charognards d'eau douce sont plus voraces que les requins, dans un autre ordre de grandeur.

Le vaisseau-nénuphar prend de la vitesse et fonce en direction de trois gros galets. Les dytiques surexcités brassent l'eau si fort que toute la nef en est éclaboussée.

Le bateau dévie, la pointe avant de la feuille de nénuphar perd le cap. Du coup, le galet frappe de plein fouet le flanc de l'embarcation. La feuille molle encaisse le choc. Le nénuphar frémit et paraît sur le point de se retourner mais un tourbillon le renvoie dans l'autre direction. Un pétale les assomme presque puis tombe du bateau.

Les fourmis ont passé la première cascade mais, déjà, un second mur d'écume apparaît. Dans la chasse aux Belokaniennes, des coléoptères aquatiques se joignent aux têtards: des gyrins lisses et noirs, des nèpes dont l'abdomen est terminé d'un long tube respiratoire, des gerris aux fines pattes pointues. Si certains sont là dans l'espoir d'un repas, d'autres ne sont venus que pour le spectacle. 5e envoie des phéromones aux dytiques pour qu'ils orientent le vaisseau vers une passe qui lui semble moins tumultueuse.

Des moucherons, auxquels elles ne demandaient rien, partent inspecter les lieux et reviennent, pessimistes.

Ça ne passera jamais.

Dans le chenal, le courant est encore plus fort. Les gens du vaisseau-nénuphar ne savent plus que faire: tenter de changer de chemin au risque de perdre le contrôle de l'embarcation, ou bien garder le cap pour s'efforcer de négocier au mieux la seconde cascade?

Trop tard! L'avenir n'appartient pas aux indécis.

Quand les fourmis arrivent sur les galets, elles ne contrôlent plus leur bateau-fleur. Le navire plat est emporté à toute allure. La feuille de nénuphar heurte la frise de ces dents du fleuve que sont les petits galets et, à chaque choc, trois ou quatre exploratrices, déséquilibrées, sont sur le point de passer par-dessus le bastingage. Heureusement, les feuilles de nénuphar sont suffisamment fibreuses pour encaisser les coups. Tout le monde se calfeutre au fond des étamines jaunes du cœur de la plante aquatique et serre les mandibules.

Le bateau frappe encore une fois les galets, hésite à se retourner, balance, puis se… stabilise. Il a passé le deuxième torrent sans dommage. Dans n'importe quelle opération, on ne le dira jamais assez, le premier facteur de réussite est la chance, pense 103e.

Une roche triangulaire raie la feuille par en dessous et trace une motte au milieu du radeau végétal, secouant très fort les fourmis qui ont à peine le temps de se rétablir quand le nénuphar accélère à nouveau, aspiré par une troisième cascade.

La forêt entière se met à pousser des coassements gre nouillesques comme si elle était vivante et que le fleuve était sa langue humide.

Entre les pétales du nénuphar, Princesse 103e observe les éléments déchaînés: là-haut le ciel est si beau, si clair et, dessous, passé une certaine ligne d'horizon, tout n'est que fureur. Un gros galet dressé leur fait ombrage.

Les dytiques, effrayés, préfèrent tout lâcher, abandonnant définitivement le bateau-fleur myrmécéen à son destin.

Privé de son système de propulsion, le bateau joue les toupies. À l'intérieur, les fourmis, emportées par la force centrifuge, ne parviennent, même plus à se redresser. Du dehors, elles ne voient plus rien. Il y a le ciel, là-haut, au-dessus des pointes roses du nénuphar, et en bas, ça tourne.

Princesse 103e et 5e sont collées l'une à l'autre. Ça tourne, ça tourne. Et puis, ça heurte le grand galet. Secousse. On rebondit. Heurte un autre galet. Le bateau-fleur est peut-être sens dessus dessous mais il n'a toujours pas chaviré. 103e lève précautionneusement la tête et voit que la nef se dirige tout droit vers une nouvelle cascade vertigineuse vraiment impressionnante, si raide qu'on ne voit plus le fleuve au-delà de sa ligne d'écume.

Il ne manquait plus que ce Niagara…

Le bateau prend de plus en plus de vitesse. Le vacarme du torrent assourdit ses passagères. Les fourmis ont leurs antennes collées au visage.

Cette fois, c'est assurément le grand envol et le plongeon. Il n'y a plus rien à faire. Elles se pelotonnent au fond du cœur jaune du nénuphar rose.

Le vaisseau est projeté dans les airs. La princesse discerne, très loin, tout en bas, le ruban argenté du fleuve.

62
{"b":"102708","o":1}