206. ENCYCLOPÉDIE
ZÉRO: Bien qu'on retrouve des traces du zéro dans les calculs chinois du deuxième siècle après J.-C. (noté par un point), et chez les Mayas encore bien avant (noté par une spirale), notre zéro est originaire de l'Inde. Au septième siècle, les Perses l'ont copié chez les Indiens. Quelques siècles plus tard, les Arabes l'ont copié chez les Perses et lui ont donné le nom que nous connaissons. Ce n'est pourtant qu'au treizième siècle que le concept de zéro arrive en Europe par l'entremise de Léonard Fibonacci (probablement une abréviation de Filio di Bonacci), dit Léonard de Pise, qui était, contrairement à ce que son surnom indique, un commerçant vénitien. Lorsque Fibonacci essaya d'expliquer à ses contemporains l'intérêt du zéro, l'Église jugea que cela bouleversait trop de choses. Certains inquisiteurs estimèrent ce. zéro diabolique. Il faut dire que, s'il ajoutait de la puissance à certains chiffres, il ramenait à la nullité tous ceux qui tentaient de se faire multiplier par lui.
On disait que 0 est le grand annihilateur, car il transforme tout ce qui l'approche en zéro. Par contre, 1 était nommé le grand respectueux car il laissait intact ce qui est multiplié par lui. 0 que multiplie 5 c'est zéro. 1 que multiplie 5 c'est 5. Finalement, les choses se sont quand même arrangées. L'Église avait trop besoin de bons comptables pour ne pas saisir l'intérêt tout matérialiste d'utiliser le zéro.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome El.
207. LE GRAND PÈLERINAGE
Princesse 103e reconnaît le chemin. Elles vont bientôt apercevoir le nid humain d'où elle s'est évadée. Elles approchent du Grand Rendez-Vous.
La prncesse demande à son escouade déjeunes exploratrices de signaler à l'arrière du grand pèlerinage que les premiers rangs s'apprêtent à ralentir leur marche. Elle sait que la procession est désormais si longue que, si elle pile net, le temps que l'information parvienne au bout et soit traduite dans toutes les langues des cités étrangères, beaucoup des pèlerins fourmis seront piétines par ceux qui n'auront pas freiné assez vite.
Princesse 103e regarde le paysage et s'étonne. Il n'y a plus de nid. Une colline a pris sa place et tout autour règne un énorme désordre. L'air est envahi d'odeurs d'essence, d'odeurs de peur, d'odeurs de Doigts. La dernière fois qu'elle a perçu autant de tumulte et de stress, c'était lorsqu'elle avait interrompu rien qu'en marchant sur un tissu ce que les Doigts appellent un «pique-nique».
208. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: REPAS
Saliveuse: 10e.
REPAS:
Les Doigts sont les seuls animaux qui mangent selon un rythme précis.
Alors que, partout dans le monde animal, on mange 1) quand on a faim, 2) quand on aperçoit de la nourriture dans son champ de vision, 3) quand on est capable de courir suffisamment vite pour capturer cette nourriture, chez les Doigts, qu 'on ait faim ou pas faim, on mange trois fois par jour.
Ce système de trois repas par jour permet sans doute aux Doigts de séparer leurs journées en deux parties.
Le premier repas ouvre la matinée, le deuxième repas la clôt et ouvre l'après-midi, le troisième repas clôt l'après-midi et prépare au sommeil.
209. BONJOUR
Ils sont là. Les Doigts sont là. Et vu les odeurs qu'elle repère, 103e pense qu'il y en a beaucoup.
Molécule de salutation.
Tous les insectes du pèlerinage émettent leur phéro-mone de présentation. Rien d'agressif, rien d'ostentatoire dans ces signaux olfactifs.
Molécule de salutation à tous les Doigts présents.
Comme la phéromone Doigt ressemble beaucoup à celle signifiant Dieux, beaucoup s'y trompent.
Chassez l'irrationnel, il revient au galop et dès qu'il se passe quelque chose de trop extraordinaire, l'irrationnel s'en empare.
Molécule de salutation à tous les dieux présents.
Tout en escaladant les dieux, les fourmis émettent leurs phéromones les plus chaleureuses et les plus conviviales possible. Elles ont parfaitement compris que, désormais, quand on approche d'un Doigt, il faut s'adresser à lui avec beaucoup de respect.
Molécule de salutation à tous les dieux présents, émettent-elles à l'unisson en grimpant sur ces immenses animaux tièdes aux odeurs fortes.
210. ENCYCLOPÉDIE
UTOPIE DE SHABBATAI ZEVI: Après s'être livrés à mille calculs et interprétations ésotériques de la Bible et du Talmud, les grands érudits kabbalistes de Pologne prédirent que le Messie surgirait très précisément en l'an 1666. À l'époque, le moral de la population juive d'Europe de l'Est était au plus bas. L'hetman cosaque Bogdan Khmelnitski avait pris, quelques années plus tôt, la tête d'une armée de paysans afin d'en finir avec la domination des grands propriétaires féodaux polonais. Impuissante à les atteindre dans leurs châteaux bien fortifiés, la horde, prise d'une frénésie meurtrière, se vengea sur les petites bourgades juives jugées trop fidèles à leurs suzerains. Quand, quelques semaines plus tard, les aristocrates polonais lancèrent de sanglants raids de représailles, une fois de plus, les villages juifs en firent les frais et des milliers de victimes furent dénombrées. «C'est le signe de l'ultime combat d'Armaggedon», affirmèrent les kabba-listes. «C'est le prélude à l'arrivée du Messie.» Ce fut le moment que choisit en tout cas Shabbatai Zevi, un jeune homme doux au regard intense, pour se faire reconnaître comme le Messie. L'homme parlait bien, il rassurait, il faisait rêver. On prétendait qu'il pouvait accomplir des miracles. Il suscita rapidement une intense ferveur religieuse parmi les communautés juives éprouvées d'Europe de l'Est. Nombre de rabbins criaient certes à l'usurpateur et au «faux roi». Des schismes apparurent entre juifs partisans et dénonciateurs de Shabbatai Zevi, des familles entières se déchirèrent. Cependant, des centaines de personnes décidèrent de tout abandonner, de laisser là leur foyer et de suivre ce nouveau Messie qui les entraînait à construire une nouvelle société utopique en Terre sainte. L'affaire tourna court. Un soir, des espions du Grand Turc enlevèrent Shabbatai Zevi. Il échappa à la mort en se convertissant à l'islam. Certains de ses disciples, parmi les plus fidèles, le suivirent dans cette voie. D'autres encore préférèrent l'oublier.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
211. L'ARMÉE DES LUTINS
Un cri. Un policier s'effondra à la vision de cette marée noire et grouillante qui se dirigeait sur eux et semblait vouloir les escalader. Il y avait là vingt hommes. Trois périrent d'une crise cardiaque dans l'instant. Les autres déguerpirent sans demander leur reste.
Sur les trois corps doigtesques gisant, des exploratrices émettent gentiment molécule de salutation et ne compren nent pas qu'on ne leur réponde pas. Princesse 103e leur a pourtant affirmé que certains Doigts connaissent le langage olfactif des fourmis.
– Mais qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Julie en fixant l'écran vidéo.
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Princesse 103e regarde autour d'elle les fourmis escalader les Doigts en leur souhaitant la bienvenue et elle comprend soudain que, si elle est à l'origine du mouvement, maintenant il la dépasse.
Elle demande à tout le monde de se calmer. Elle sait que les Doigts peuvent s'effrayer de leur présence en masse. Ils sont très timides, après tout.
Les douze jeunes exploratrices galopent tout le long de la colonne pour prier les marcheuses de rester à bonne distance des Doigts.