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Marcel Vaugirard apparut derechef pour une interview. Il les interrogea rapidement et leur dit: «Aujourd'hui non plus, je ne reste pas. Mais reconnaissez que mon article précédent était juste, n'est-ce pas?»

Julie pensa que si tous les journalistes travaillaient comme lui, l'information servie dans la presse ou aux journaux de vingt heures ne devait refléter qu'une infime partie de la réalité. Elle n'en dit pas moins, conciliante:

– C'était exactement ça…

Zoé, pourtant, n'était pas convaincue.

– Attendez, expliquez-moi. Je n'ai pas compris.

– «On ne parle bien que de ce qu'on ne connaît pas.» Réfléchissez-y. C'est logique. Dès qu'on connaît un peu les choses, on perd de son objectivité, on ne dispose plus de la distance nécessaire pour en parler. Les Chinois disent que celui qui séjourne en Chine une journée fait un livre, celui qui y reste une semaine un article et que celui qui y passe un an n'écrit rien du tout. C'est fort, non? Cette règle s'applique à tout. Déjà, quand j'étais jeune…

Julie comprit soudain que cet interviewer ne rêvait que d'être interviewé. Marcel Vaugirard n'éprouvait pas la moindre curiosité envers leur groupe et sa musique, il n'avait plus de curiosité. Il était blasé. Ce dont il avait envie, c'était que Julie lui pose des questions, l'interroge sur la façon dont il avait découvert cette sagesse journalistique, comment il l'appliquait, quelle était sa place, sa vie, au sein de la rédaction locale du Clairon.

Elle avait coupé le son dans son esprit et se contentait de regarder ses lèvres qui s'agitaient. Ce journaliste était comme le chauffeur de taxi l'autre jour, il avait une énorme envie d'émettre et aucune volonté de réceptionner. Dans chacun de ses articles, sans doute révélait-il un peu de sa propre vie et probablement qu'en réunissant tous ses papiers, on obtiendrait une biographie complète de Marcel Vaugirard, sage héros de la presse moderne.

Le directeur surgit de nouveau. Il était enchanté. Il les informa que non seulement toutes les places étaient vendues et la salle bondée mais qu'en plus, il y avait des spectateurs debout.

– Écoutez-les.

Derrière le rideau, en effet, toute une foule scandait: «Ju-lie! Ju-lie! Ju-lie.»

Julie tendit l'oreille. Elle ne rêvait pas. Ce n'était plus le groupe en son entier qu'ils réclamaient, c'était elle et seulement elle. Elle s'approcha, écarta discrètement le rideau et la vision de tous ces gens criant son nom lui sauta au visage.

– Ça va aller, Julie? demanda David.

Elle voulut répondre mais ne parvint pas à articuler un mot. Elle se racla la gorge, recommença, marmonna difficilement:

– Je… n'ai… plus… de… voix…

Les Fourmis se dévisagèrent, terrorisées. Si Julie était aphone, le spectacle était à l'eau.

Dans son esprit réapparut l'image de son visage sans bouche avec son menton qui se prolongeait jusqu'à la racine du nez.

La jeune fille fit comprendre par gestes qu'il n'y avait pas d'autre choix que de renoncer.

– C'est rien, c'est le trac, dit Francine se voulant rassurante.

– C'est le trac, renchérit le directeur. C'est normal, ça arrive systématiquement avant d'entrer en scène pour les spectacles importants. Mais j’ai le remède.

Il disparut et revint tout essoufflé en brandissant un pot de miel.

Julie avala plusieurs cuillerées, déglutit, ferma les yeux et émit enfin un: «AAA.»

Il y eut un soulagement général. Tous avaient eu très peur.

– Heureusement que les insectes ont veillé à concocter ce médicament universel, s'exclama le directeur du centre culturel. Ma femme soigne même sa grippe avec de la gelée royale.

Paul regarda pensivement le pot de miel. «Cet aliment produit des effets vraiment spectaculaires», pensa-t-il. Julie, tout heureuse, n'en finissait pas d'étrenner sa voix retrouvée en essayant toutes sortes de sons sur toutes les gammes.

– Bon, alors, vous êtes prêts?

91. ENCYCLOPEDIE

DEUX BOUCHES: Le Talmud affirme que l'homme possède deux bouches: celle d'en haut et celle d'en bas. Celle d'en haut permet, par la parole, de dénouer les problèmes du corps. La parole ne fait pas que transmettre des informations, elle sert aussi à guérir. Au moyen du langage de la bouche d'en haut, on se situe dans l'espace, on se situe par rapport aux autres. Le Talmud conseille d'ailleurs d'éviter de prendre trop de médicaments pour se soigner, ceux-ci effectuant un trajet inverse de celui de la parole. Il ne faut pas empêcher le mot de sortir, sinon il se transforme en maladie.

La deuxième bouche, c'est le sexe. Par le sexe, on dénoue les problèmes du corps dans le temps. Par le sexe, et donc le plaisir et la reproduction, l'homme se crée un espace de liberté. Il se définit par rapport à ses parents et à ses enfants. Le sexe, la «bouche du bas», sert à frayer un nouveau chemin, différent de celui de la lignée familiale. Chaque homme jouit du pouvoir de faire incarner par ses enfants d'autres valeurs que celles de ses parents. La bouche du haut agit sur celle du bas. C'est par la parole qu'on séduira l'autre et qu'on fera fonctionner son sexe. La bouche du bas agit sur la bouche du haut, c'est par le sexe qu'on trouvera son identité et son langage.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

92. PREMIERE TENTATIVE D'OUVERTURE

– Nous sommes prêts.

Maximilien examina les différentes charges d'explosif qui avaient été disposées sur les flancs de la pyramide.

Cette bâtisse ne le narguerait pas indéfiniment.

Les artificiers déployèrent le long fil électrique reliant les charges de plastic au détonateur et se replièrent à une certaine distance de la pyramide.

Le commissaire fit un signe. L'artificier en chef remonta le détonateur et égrena:

– Cinq… quatre… trois… deux…

Bzzzz…

Subitement, l'homme tomba en avant. Endormi. Il portait une marque au cou.

La guêpe gardienne de la pyramide.

Maximilien Linart ordonna à tous ses hommes de bien protéger leurs zones de peau non couvertes par leurs vêtements. Le policier rentra pour sa part son cou dans son col, ses mains dans ses poches puis, avec son coude, appuya sur le détonateur.

Il ne se passa rien.

Il remonta le fil et constata qu'il avait été sectionné par ce qu'il définit comme de petites mandibules.

93. EAU

Le nénuphar plane un instant dans les airs. Le temps est suspendu. A cette altitude, sur leur vaisseau-fleur en suspension, les myrmécéennes voient des choses qu'elles avaient peu souvent l'occasion de voir. Des oiseaux-mouches. Des mouches à bœufs rouges. Un martin-pêcheur à l'affût.

L'air siffle sur leur visage et dans les voiles roses du nénuphar.

Princesse 103e regarde ses compagnes en se disant que ce sera la dernière image qu'elle emportera dans son trépas. Toutes ont leurs antennes dressées de stupeur.

Le vaisseau-fleur est toujours en altitude. Devant elles, quelques nuages effilochés cachent les ébats de deux rossignols.

Eh bien! voilà mon dernier voyage, se dit 103e.

Mais après être resté en l'air, le bateau est à nouveau soumis à la loi de la gravité qui, comme son nom l'indique, n'a rien de drôle. Le nénuphar descend à toute vitesse. Les fourmis plantent leurs griffes dans l'ascen seur fou qui les emmène aux étages inférieurs. Le nénuphar perd encore deux pétales roses qui préfèrent vivre leur vie plutôt que rester sur ce vaisseau infesté de fourmis.

Leur chute s'accélère. 12e voit ses pattes se dégrafer sous la vitesse et se retrouve à la verticale, juste tenue par une dernière griffe. Elle a les pattes postérieures en haut et la tête en bas. Princesse 103e serre la feuille du bateau en plantant ses mandibules pour ne pas s'envoler. 7e s'envole. Elle est retenue de justesse par 14e, qui elle est retenue par 11e.

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