Comme pour montrer qu'elle assumait totalement ses opinions, Julie leva la tête.
– Je le pense, en effet.
– Qu'avez-vous donc contre cet excellent Saint-Just, un homme charmant, très cultivé et qui devait probablement avoir obtenu de meilleures notes que vous sur les bancs de l'école?
– Saint-Just, dit Julie sans se départir de son calme, pensait impossible de réussir une révolution sans violence. Il l'a écrit: «La Révolution vise à améliorer le monde et si certains ne sont pas d'accord avec elle, il faut les éliminer.»
– Je constate avec plaisir que vous n'êtes pas totalement ignare. Au moins, vous avez en tête quelques citations.
La jeune fille ne pouvait pas lui avouer qu'elle avait forgé ses idées sur Saint-Just à la lecture de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.
– Mais cela ne change rien sur le fond, reprit le professeur. Évidemment, Saint-Just avait raison sur le fond, il est impossible de faire une révolution sans violence…
Julie plaida:
– Je crois, moi, que dès que l'on tue, dès qu'on force les gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie de faire, on prouve qu'on manque d'imagination, qu'on est incapable de trouver d'autres façons de répandre ses idées. Il existe sûrement des moyens de faire une révolution sans violence.
Intéressé, l'enseignant provoqua sa jeune interlocutrice:
– Im-po-ssible. De révolution non violente, l'histoire n'en connaît pas. Les deux mots sont pratiquement antinomiques.
– Dans ce cas, elle reste à inventer, lança Julie sans se démonter.
Zoé vint à sa rescousse:
– Le rock'n' roll, l'informatique… ce sont bien des révolutions sans violence qui ont transformé les mentalités sans effusion de sang.
– Ce ne sont pas des révolutions! s'offusqua le professeur. Le rock'n' roll et l'informatique n'ont en rien modifié la politique des pays. Ils n'ont pas chassé les dictateurs, ils n'ont pas donné davantage de liberté aux citoyens.
– Le rock a changé davantage la vie quotidienne des individus que la Révolution de 1789 qui, en fin de compte, n'a abouti qu'à plus de despotisme, reprit Ji-woong.
– Avec le rock, on peut renverser la société, renchérit David.
L'ensemble de la classe s'étonna de voir Julie et les Sept Nains s'accrocher à des convictions ignorées de leur livre d'histoire.
Le professeur retourna à son bureau, se cala confortablement dans son fauteuil, comme pour affirmer ses propres opinions.
– Très bien, ouvrons le débat. Puisque notre groupe de rock local tient à remettre en question la Révolution française, allons-y! Parlons de révolutions.
Dépliant au mur une mappemonde, il promena sa règle sur différents secteurs.
– De la révolte de Spartacus à la guerre d'Indépendance américaine, sans oublier la Commune de Paris au dix-neuvième siècle, Budapest 1956, Prague 1968, la révolution des Œillets au Portugal, les revolutions mexicaines de Zapata et de ses prédécesseurs, la Longue Marche de Mao et des siens en Chine, la révolution sandi-niste au Nicaragua, l'avènement de Fidel Castro à Cuba, tous ceux, je dis bien TOUS CEUX qui ont voulu changer le monde, convaincus que leurs idées étaient plus justes que celles des gouvernants en place, tous ont dû se battre et lutter pour les imposer. Beaucoup sont morts. Rien sans rien: c'est le prix à payer. Les révolutions se font dans le sang. C'est ainsi et c'est d'ailleurs pour cela que les drapeaux révolutionnaires arborent toujours la couleur rouge quelque part.
Julie refusa de plier sous cet assaut d'éloquence.
– Notre société a changé, dit-elle avec fougue. On doit pouvoir sortir d'une sclérose sans mouvement brusque. Zoé a raison: le rock et l'informatique constituent bel et bien des exemples de révolutions douces. Pas de rouge dans leur drapeau et on n'a pas pu encore en prendre l'exacte mesure. L'informatique permet à des milliers de gens de communiquer vite et loin.; sans contrôle gouvernemental. La prochaine révolution se fera grâce à ce genre d'outils.
Le professeur hocha la tête, soupira et, d'un ton détaché, s'adressa à la classe:
– Vous croyez? Eh bien, je vais vous raconter une petite histoire, à propos de ces «révolutions douces» et des réseaux de communication moderne. En 1989, sur la place Tian An Men, les étudiants chinois croyaient pouvoir user des technologies de pointe pour inventer une révolution différente. Tout naturellement, ils ont pensé à se servir des fax. Des journaux français ont suggéré à leurs lecteurs d'envoyer des fax pour soutenir les conjurés. Résultat: en surveillant les appels de France, la police chinoise a repéré et arrêté un par un les révolutionnaires équipés d'ordinateurs et de fax! Ces jeunes Chinois qui sont enfermés dans des geôles, torturés, et à qui, on le sait maintenant, on a ôté des organes sains afin de les greffer sur de vieux dirigeants usés par l'âge, sont sûrement très reconnaissants envers ces Français qui, par fax, leur ont adressé des messages de «soutien»! Vous avez là un bel exemple de l'apport des technologies de pointe à la réussite des révolutions…
L'élève et l'enseignant se dévisagèrent.
L'anecdote avait quelque peu déstabilisé Julie.
La confrontation avait enchanté la classe et le professeur aussi. Grâce à ce débat d'idées, il s'était senti rajeunir. Il avait été autrefois communiste et avait connu une grande déception lorsque son parti l'avait sommé de saborder sa section pour d'obscures raisons d'alliances électorales locales. «Là-haut», à Paris, on les avait rayés d'un trait, lui et les siens, pour s'assurer de conserver un siège, on ne lui avait même pas dit où. Écœuré, il avait abandonné la politique mais cela, il ne pouvait pas le raconter à ses lycéens.
Julie sentit une main sur son épaule.
– Laisse tomber, chuchota Ji-woong. Il ne te laissera pas le dernier mot.
Le professeur consulta sa montre.
– L'heure est passée. Vous serez contents la semaine prochaine: nous étudierons la révolution russe de 1917. Encore des famines, des massacres, des souverains tronçonnés mais, au moins, sur fond de décor de neige et de musique de balalaïka. Somme toute, les révolutions se essemblent, seuls l'environnement et le folklore les différencient.
Il eut un dernier coup d'œil en direction de Julie:
– Je compte sur vous, mademoiselle Pinson, pour m'opposer des arguments intéressants. Julie, vous faites partie de ce que je pourrais appeler les «anti-violents» violents. Ce sont les pires. Ce sont eux qui font cuire les homards à feu doux parce qu'ils n'ont pas le courage de les jeter d'un coup dans l'eau bouillante. Résultat: la bête souffre cent fois plus et beaucoup plus longtemps. Et puisque vous êtes si douée, Julie, tachez de trouver comment les bolcheviques auraient pu, «sans violence», se débarrasser du tsar de toutes les Russies. Intéressante hypothèse de travail…
Là-dessus la cloche grise se mit à sonner.
58. LE GUÊPIER
Ça ressemble à une cloche grise. Des sentinelles guêpes papetières aux dards noirs acérés tournoient autour.
Comme les blattes sont les ancêtres des termites, les guêpes sont les aïeules des fourmis. Chez les insectes, espèces anciennes et espèces évoluées continuent parfois à cohabiter. C'est comme si les humains d'aujourd'hui côtoyaient encore les Australopithèques dont ils sont issus.
Pour être primitives, les guêpes n'en sont pas moins sociales. Elles vivent en groupes dans des nids de carton, même si ces ébauches de cités ne ressemblent en rien aux vastes constructions de cire des abeilles ou de sable des fourmis.
103e et ses comparses s'approchent du nid. Il leur paraît très léger. Les guêpes construisent ce type de village en pâte à papier en mâchant longuement des fibres de bois mort ou vermoulu avec leur salive.
Des éclaireuses guêpes papetières lâchent des phéromones d'alerte en apercevant ces fourmis qui grimpent dans leur direction. Elles s'adressent des signaux de connivence avec leurs antennes et foncent, dard dressé, prêtes à tout pour repousser les intruses myrmécéennes.