5e sent bien, elle aussi, que lors des C.A., Communications Absolues, la princesse refuse de laisser visiter des zones entières de son cerveau. Elle ne joue plus le jeu de la collectivité.
Mais le moment est mal choisi pour se faire ces réflexions.
Princesse 103e remarque que les pétales-voiles du vaisseau-nénuphar sifflent. Soit il y a du vent, soit… elles prennent de la vitesse.
Toutes au sommet.
Quelques vigies montent à la pointe du plus haut pétale du nénuphar. De là-haut on sent bien la vitesse. Tous les poils de visage et les antennes sont rabattus en arrière comme de simples herbes.
La princesse a raison d'être inquiète car, au loin, se dessine un mur fumant d'écume; à la vitesse où elles vont elles auront du mal à l'éviter.
Pourvu que ce ne soit pas une cascade, se dit la fourmi.
87. EN AVANT POUR LE DEUXIEME CONCERT
Julie et ses amis préparèrent avec beaucoup de soin leur deuxième concert. Ils se retrouvaient chaque fin d'après-midi, après les cours, dans le local de répétition.
– Nous ne disposons pas d'un nombre suffisant de morceaux originaux, c'est maladroit d'être obligé de chanter deux fois les mêmes textes pour assurer un concert d'une durée normale.
Julie posa sur la table l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et tous se penchèrent dessus. La jeune fille tournait les pages et notait les thèmes possibles. «Nombre d'or», «L'Œuf», «Censure», «Noosphère», «L'Art de la fugue», «Voyage vers la lune».
Ils entreprirent de réécrire les textes pour les transposer en musique plus facilement.
– Nous devrions changer le nom du groupe, dit Julie.
Les autres levèrent la tête.
– «Blanche-Neige et les Sept Nains», c'est plutôt puéril, non? dit-elle. Et puis, je n'aime pas cette sépara tion: Blanche-Neige et les Sept Nains. Je préférerais «Les Huit Nains».
Tous voyaient où leur chanteuse voulait en venir.
– La «Révolution des fourmis», c'est le morceau qui a eu le plus de succès. David a proposé de nommer ainsi notre prochain concert, pourquoi ne pas rebaptiser aussi notre groupe?
– «Les Fourmis»? dit Zoé avec une moue.
– «Les Fourmis»…, répéta Léopold.
– Ça sonnerait bien. Il y a déjà eu les Beatles, autrement dit les «Blattes», lesquelles sont des insectes répugnants. Ce qui n'a pas empêché ces quatre types d'avoir un succès phénoménal.
Ji-woong réfléchit tout haut.
– Les fourmis… La Révolution des fourmis… Il y aurait là une certaine cohérence, c'est vrai. Mais pourquoi ces insectes en particulier?
– Pourquoi pas?
– Les fourmis, on les écrase avec les pieds, avec les doigts. En plus, elles n'ont rien de marrant.
– Choisissons alors de beaux insectes, suggéra Narcisse. Appelons-nous «Les Papillons» ou «Les Abeilles».
– Et pourquoi pas «Les Mantes religieuses»? proposa Paul. Elles ont de drôles de têtes. Ça ferait bien sur la pochette du disque.
Chacun y alla de son insecte le plus sympathique.
– «Les Moucherons», ça nous ferait un slogan. «C'est en se mouchant qu'on devient moucheron!» proposa Paul. Le fait de sortir son mouchoir deviendrait dès lors le signe de ralliement de nos spectateurs.
– Hé, pourquoi pas «Les Taons»? Ça permettrait des jeux de mots sur «temps», ironisa Narcisse. Genre: «Ô taon, suspends ton vol», ou «les taons modernes» ou encore «beau taon pour le week-end».
– «Les Coccinelles». Ça permettrait de jouer sur les mots «bête à bon Dieu».
– «Les Bourdons», dit Francine. «Les Bourdons», le groupe qui vous fera vibrer.
Julie afficha un air navré.
– Mais non! insista-t-elle. C'est justement parce que les fourmis semblent si insignifiantes qu'elles constituent la meilleure référence. À nous de rendre intéressant un insecte a priori totalement inintéressant.
Les autres n'étaient pas vraiment convaincus.
– L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu est pleine de poésies et de textes concernant les fourmis.
Cette fois, l'argument porta. S'ils devaient composer à toute vitesse de nouveaux morceaux, autant choisir le thème le plus présent dans l'Encyclopédie.
– D'accord pour «Les Fourmis», concéda David.
– Somme toute, four-mis, ce sont deux syllabes bien équilibrées, reconnut Zoé.
Elle répéta sur plusieurs tons «Four-mis», «Fourmis», «Nous sommes les fourmis», «Nous sommes des fous remis».
– Passons à l'affiche!
David s'était installé devant l'ordinateur de la salle de répétition. Il dénicha dans les logiciels graphiques une texture semblable à celle des vieux parchemins et il choisit des majuscules torsadées épaisses et rouges pour les premières lettres et des minuscules noires avec une ombre portée blanche pour les autres.
Ils examinèrent l'image de la couverture de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, avec ses trois fourmis en Y au centre du triangle inscrit dans un cercle. Il suffisait de la reconstituer avec un logiciel graphique, le symbole de leur groupe était tout prêt.
Ils se penchèrent sur l'ordinateur. En haut, ils inscrivirent «Les Fourmis» et, plus bas, entre parenthèses: «Nouvelle appellation du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains», afin que leurs premiers fans s'y retrouvent.
Au-dessous: «Samedi 1er avril, concert au centre culturel de Fontainebleau».
Puis, en grosses lettres grasses: LA RÉVOLUTION DES FOURMIS.
Ils examinèrent le résultat obtenu. Sur l'écran, leur future affiche ressemblait tout à fait à un vieux parchemin.
Zoé en tira deux mille copies sur la photocopieuse couleurs du proviseur. Ji-woong fit appel à sa petite sœur et lui demanda de se charger de les placarder avec ses camarades de classe dans la ville. La petite accepta à condition qu'il leur donne des places gratuites pour le concert, puis elle s'en alla avec ses amis apposer les affiches sur les murs des chantiers et sur les portes des commerçants. Les gens auraient ainsi trois jours pour acheter leurs billets.
– Mettons au point un spectacle total, lança Francine.
– Avec des fumigènes et des spots lumineux pour les effets spéciaux, proposa Paul.
– On pourrait fabriquer des objets géants pour garnir la scène, renchérit Ji-woong.
– Je peux faire un livre en polystyrène d'un mètre de haut, dit Léopold.
– Avec une page mobile au centre et un jeu de diapositives, les gens auront l'impression d'en voir tourner les pages, confirma David.
– Formidable! Moi, je me charge de façonner une fourmi géante d'au moins deux mètres, promit Ji-woong.
Paul suggéra de diffuser un parfum correspondant à l'ambiance particulière de chaque morceau. Il s'estimait suffisamment doué en chimie pour fabriquer un orgue à parfums rudimentaire. De l'odeur de la lavande à l'odeur de la terre, de l'odeur d'iode à celle de café, il comptait entourer ainsi chaque thème d'un véritable décor olfactif.
Narcisse créerait des costumes sophistiqués et concevrait des masques et des maquillages qui souligneraient chaque chanson.
La répétition commença pour de bon et David se plaignit du solo de la «Révolution des fourmis». Il n'était décidément pas au point. Ils remarquèrent alors un grésillement qu'ils prirent d'abord pour un crissement dans le système électrique; en s'approchant de l'ampli pour le régler, ils découvrirent qu'un grillon s'y était installé, attiré par la chaleur du transformateur.
David eut alors l'idée de fixer le petit micro d'une de ses cordes de harpe sur les élytres de l'insecte. Paul procéda aux réglages et obtint bientôt un son chuinté du plus bizarre effet.
– Je crois que nous avons enfin trouvé le parfait musicien solo pour la «Révolution des fourmis», annonça David.