– Commissaire, vous avez été à la tête des forces de l'ordre tant lors de l'assaut du lycée de Fontainebleau que de celui de la pyramide.
– Oui, monsieur le président.
– Vous étiez présent lors du décès des trois policiers. Pouvez-nous nous préciser les circonstances de leur disparition?
– Mes hommes ont été submergés par une marée de fourmis hostiles. Ce sont bien elles qui les ont assassinés. En fait, je regrette que tous les coupables ne soient pas présents dans le box des accusés.
– Vous pensez à Narcisse Arepo, sans doute, mais le pauvre garçon est encore à l'hôpital.
Le commissaire eut un air étrange.
– Non, je pense aux véritables assassins, aux véritables instigatrices de cette prétendue révolution. Je pense aux… fourmis.
Rumeur dans le prétoire. Le président fronça un sourcil, puis usa de son maillet d'ivoire pour faire revenir le silence.
– Précisez votre idée, commissaire.
– Après la reddition des occupants de la pyramide, nous avons rempli des sacs entiers de fourmis présentes sur les lieux des crimes. Ce sont elles qui ont tué les policiers. Il serait normal qu'elles comparaissent, elles aussi, devant ce tribunal afin d'y être jugées.
À présent les assesseurs discutaient entre eux, semblant d'avis différents sur des problèmes de procédure judi ciaire et de jurisprudence. Le juge se pencha en avant et dit à mi-voix:
– Vous tenez toujours ces fourmis prisonnières?
– Bien sûr, monsieur le président.
– Mais le droit français s'applique-t-il aux animaux? demanda Julie.
Le commissaire lui fît face, balayant son argument.
– Il y a des antécédents très précis de procès d'animaux. J'en ai d'ailleurs apporté les minutes au cas où la cour aurait quelques doutes à ce sujet.
Il déposa un lourd dossier sur la table du président. Les magistrats considérèrent le tas épais devant eux, se consultèrent longuement. Finalement le président fit résonner son maillet.
– Suspension de séance. La requête du commissaire Linart est admise. L'audience reprendra demain. Avec les fourmis.
217. ENCYCLOPEDIE
PROCÈS D'ANIMAUX: De tout temps, les animaux ont été considérés dignes d'être jugés par la justice des hommes. En France, dès le dixième siècle, on torture, pend et excommunie sous divers prétextes des ânes, des chevaux ou des cochons. En 1120, pour les punir des dégâts qu'ils causaient dans les champs, l'évêque de Laon et le grand vicaire de Valence excommunièrent des chenilles et des mulots. Les archives de la justice de Savigny contiennent les minutes du procès d'une truie, responsable de la mort d'un enfant de cinq ans. La truie avait été retrouvée sur les lieux du crime en compagnie de six porcelets aux groins encore couverts de sang. Étaient-ils complices? La truie fut pendue par les pattes arrière, en place publique, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Quant à ses petits, ils furent placés en garde surveillée chez un paysan. Comme ils ne présentaient pas de comportements agressifs, on les laissa grandir pour les manger «normalement» à l'âge adulte.
En 1474, à Bâle, en Suisse, on assista au procès d'une poule, accusée de sorcellerie pour avoir pondu un œuf ne contenant pas de jaune. La poule eut droit à un avocat qui plaida l'acte involontaire. En vain. La poule fut condamnée au bûcher. Ce ne fut qu'en 1710 qu'un chercheur découvrit que la ponte d'œufs sans jaune était la conséquence d'une maladie. Le procès ne fut pas révisé pour autant.
En Italie, en 1519, un paysan entama un procès contre une bande de taupes ravageuses. Leur avocat, particulièrement éloquent, parvint à démontrer que ces taupes étaient très jeunes, donc irresponsables, et que, de surcroît, elles étaient utiles aux paysans puisqu'elles se nourrissaient des insectes qui détruisaient leurs récoltes. La sentence de mort fut donc commuée en bannissement à vie du champ du plaideur. En Angleterre, en 1662, James Potter, accusé d'actes fréquents de sodomie sur ses animaux familiers, fut condamné à la décapitation mais ses juges, considérant ses victimes comme autant de complices, infligèrent la même peine à une vache, deux truies, deux génisses et trois brebis.
En 1924 enfin, en Pennsylvanie, un labrador mâle du nom de Pep fut condamné à la prison à vie pour avoir tué le chat du gouverneur. Il fut écroué, sous matricule, dans un pénitencier où il mourut de vieillesse, six ans plus tard.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
218. LEÇON DE DIALECTIQUE
Deuxième audience. Devant les accusés les policiers avaient déposé un aquarium empli d'une bonne centaine de fourmis, désormais leurs co-inculpées.
Un à un, les jurés vinrent examiner le bocal éclairé par des projecteurs. Ils fronçaient le nez devant les relents de pomme en décomposition qui s'en dégageaient, s'imagi-nant que c'était là l'odeur naturelle des fourmis.
– Je peux assurer la cour que toutes ces fourmis ont participé à l'attaque contre mes hommes, affirma le commissaire Maximilien Linart, fort satisfait qu'on ait accédé à sa requête.
Julie se leva. Elle assumait maintenant avec beaucoup d'aisance son rôle d'avocate et prenait la parole chaque fois qu'elle estimait que la situation l'exigeait.
– Ces fourmis manquent d'air. La buée sur les vitres indique qu'elles étouffent. Si vous ne voulez pas qu'elles meurent avant la fin des débats, il faut percer davantage de trous dans le couvercle de plastique.
– Mais elles risquent de s'enfuir! s'exclama Maximi-lien qui, apparemment, avait déjà eu beaucoup de mal à garder ses coupables en détention et à les amener jusqu'ici.
– Il est du devoir de la cour de veiller à la bonne santé de tous ceux qui sont déférés devant elle, et cela vaut aussi pour ces fourmis, déclara sentencieusement le juge.
Il chargea un huissier de forer les trous supplémentaires. Pour percer le Plexiglas, l'huissier prit une aiguille, une pince et un briquet. Il chauffa l'aiguille jusqu'à ce qu'elle devienne rouge puis l'enfonça dans le plastique en répandant une odeur de brûlé.
Julie reprit la parole.
– On croit que les fourmis ne souffrent pas parce qu'elles ne hurlent pas quand elles ressentent une douleur. Mais c'est faux. Comme nous, elles possèdent un système nerveux, donc elles souffrent. Voilà bien encore une tare de notre ethnocentrisme. Nous nous sommes accoutumés à n'éprouver de compassion que pour ceux qui crient quand ils ont mal. Échappent à notre pitié les poissons, les insectes et tous les invertébrés dépourvus de communication orale.
L'avocat général comprenait comment Julie était parvenue à galvaniser des foules. Son éloquence et sa fougue étaient très convaincantes. Il pria cependant les jurés de ne pas tenir compte de ses propos qui n'étaient encore que de la propagande au service de sa prétendue Révolution des fourmis.
Il y eut quelques protestations et le président exigea le silence afin de redonner la parole au témoin Maximilien Linart. Mais Julie n'en avait pas fini. Elle affirma que les fourmis étaient parfaitement capables de parler et de se défendre et qu'il n'était pas normal qu'on leur inflige ce procès sans leur donner la parole pour leur permettre de répondre aux accusations pesant sur elles.
L'avocat général ricana. Le juge demanda des explications.
Julie révéla alors l'existence de la machine «Pierre de Rosette» et en exposa le mode d'emploi. Le commissaire confirma avoir saisi dans la pyramide un appareillage conforme à ce que la jeune fille décrivait. Le président ordonna qu'on l'apporte. Il y eut une nouvelle suspension de séance tandis qu'Arthur, parmi les flashes des reporters-photographes, installait au centre du prétoire tout son attirail d'ordinateurs, de tuyaux et de fioles d'essences parfumées, ainsi que le chromatographe et le spectro-mètre de masse.