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Julie consentit enfin à regarder le médecin dans les yeux, et elle lui lança:

– Je m'en fous de votre frein et de votre accélérateur. La psychanalyse n'a été conçue que pour aider les enfants à ne pas reproduire les schémas ratés de leurs parents, voilà tout. Et en général, ça ne marche qu'une fois sur cent. Cessez de vous adresser à moi comme à une gamine nculte. Tout comme vous, j'ai lu l'Introduction à la psychanalyse de Sigmund Freud et vos trucs de psy, je les connais. Je ne suis pas malade. Si je souffre, ce n'est pas d'un manque mais d'un excès. J'ai trop bien compris ce que ce monde a de vieillot, de réactionnaire, de sclérosé. Même votre soi-disant psychothérapie n'est qu'un moyen de macérer encore et encore dans le passé. Je n'aime pas regarder en arrière, et quand je conduis, je ne reste pas les yeux fixés sur le rétroviseur.

Le médecin fut surpris. Jusque-là Julie s'était toujours montrée discrète et muette. Aucun de ses clients ne s'était permis de le remettre en cause directement.

– Je ne dis pas de regarder en arrière, je dis de bien se regarder soi-même, n'est-ce pas?

– Je ne veux pas non plus me voir. Quand on conduit, on ne se regarde pas, et si on ne veut pas avoir d'accident, il vaut mieux regarder devant, et le plus loin possible. En fait, ce qui vous ennuie, c'est que je suis trop… lucide. Alors vous préférez penser que c'est moi qui ne suis pas normale. C'est vous qui me semblez malade avec votre manie de ponctuer chacune de vos phrases d'un «n'est-ce pas?».

Julie poursuivit, imperturbable.

– Et la décoration de votre cabinet. Y avez-vous réfléchi? Tout ce rouge, ces tableaux, ces meubles, ces vases rouges? Vous êtes fasciné par le sang? Et cette queue de cheval! C'est pour mieux exprimer vos ten dances féminines?

Le spécialiste eut un mouvement de recul. Ses paupières battirent comme deux boucliers intermittents. Ne jamais entrer en conflit avec un patient sur son propre terrain était une règle de base de sa profession. Se dégager et vite. Cette jeune fille visait à le déstabiliser en retournant contre lui ses propres armes. Elle devait effectivement avoir lu quelques livres de psychologie. Tout ce rouge… c'était vrai qu'il lui faisait penser à quelque chose de précis. Et son catogan…

Il voulut se reprendre mais sa supposée patiente ne lui laissa pas de répit.

– D'ailleurs, choisir le métier de psy, c'est déjà en soi un symptôme. Edmond Wells a écrit: «Regarde quelle spécialité choisit un médecin et tu comprendras où est son problème. Les ophtalmos portent généralement des lunettes, les dermatos souffrent fréquemment d'acné ou de psoriasis, les endocrinos présentent des problèmes hormonaux et les psys sont…»

– Qui est Edmond Wells? coupa le médecin, saisissant à la volée cette chance de détourner la conversation.

– Un ami qui, lui, me veut du bien, répliqua sèchement Julie.

Il n'avait fallu qu'un instant au «psy» pour retrouver sa contenance. Ses réflexes professionnels étaient trop enracinés en lui pour n'être pas prêts à jouer à tout moment. Après tout, cette fille n'était qu'une cliente, le spécialiste, c'était lui.

– Mais encore? Edmond Wells… Il y a un rapport avec H.G. Wells, l'auteur de L'Homme invisible?

– Aucune. Mon Wells à moi est beaucoup plus fort. Lui a écrit un livre qui «vit et qui parle».

Il voyait à présent comment se sortir de l'impasse. Il s'approcha.

– Et il raconte quoi, «le livre qui vit et qui parle» de ce monsieur Edmond Wells?

Il était maintenant si près de Julie qu'elle pouvait percevoir son haleine. Elle détestait respirer l'haleine de qui que ce soit. Elle détourna son visage de son mieux. L'haleine était forte et mêlée à des relents de lotion mentholée.

– C'est bien ce que je pensais. Il y a dans votre vie quelqu'un qui vous manipule et vous pervertit. Qui est Edmond Wells? Et peux-tu me montrer son «livre qui vit et qui parle»?

Le psy s'emmêlait entre vouvoiement et tutoiement mais, peu à peu, il reprenait les rênes de la conversation. Julie s'en aperçut et refusa de poursuivre l'escarmouche.

Le praticien s'épongea le front. Plus cette petite patiente le défiait et plus il la trouvait belle. Elle était étonnante, cette jeune fille, avec ses allures de gamine de douze ans, l'aplomb d'une femme de trente et une sorte de bizarre culture livresque qui ajoutait à son charme. Il la dévorait des yeux. Il aimait qu'on lui résiste. Tout en elle était ravissant, son parfum, ses yeux, sa poitrine. Il se retint de la toucher, de la caresser.

Déjà, vive comme une truite, elle s'était dégagée, éloignée et se tenait près de la porte. Elle lui adressa un sourire empreint de défi, enfila les bretelles de son sac à dos après avoir vérifié en le palpant que l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III, s'y trouvait toujours.

Elle partit en claquant la porte.

Achille la suivit.

Dehors, elle gratifia l'animal d'un coup de pied. Ça lui apprendrait à casser le vase Ming qu'elle lui indiquait au moment où elle le lui indiquait.

22. ENCYCLOPEDIE

STRATÉGIE IMPRÉVISIBLE: Un esprit observateur et logique est capable de prévoir n'importe quelle stratégie humaine. Il existe cependant un moyen de demeurer imprévisible: il suffît d'introduire un mécanisme aléatoire dans un processus de décision. Par exemple, confier au sort d'un tirage aux dés la direction dans laquelle lancer la prochaine attaque. Non seulement l'introduction d'un peu de chaos dans une stratégie globale permet des effets de surprise mais, de plus, elle offre la possibilité de garder secrète la logique qui sous-tend les décisions importantes. Personne ne peut prévoir les coups de dés.

Évidemment, durant les guerres, peu de généraux osent soumettre aux caprices du hasard le choix de la prochaine manœuvre. Ils pensent que leur intelligence suffit. Pourtant, les dés sont assurément le meilleur moyen d'inquiéter l'adversaire qui se sentira dépassé par un mécanisme de réflexion dont il ne saisit pas les arcanes. Déconcerté et désorienté, il réagira avec peur et sera dès lors complètement prévisible.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

23. TROIS CONCEPTS EXOTIQUES

En dressant les antennes au-dessus de leurs abris, 103 683e et ses douze compagnes repèrent les nouvelles venues. Ce sont des fourmis naines de la cité de Shi-gae-pou. Des fourmis de petite taille, mais très hargneuses et très combatives.

Elles s'approchent. Elles ont repéré l'odeur de l'escouade belokanienne et cherchent l'affrontement. Mais que font-elles là, si loin de leur nid?

103 683e pense qu'elles sont là pour les mêmes raisons que ses nouvelles compagnes: la curiosité. Les naines, elles aussi, veulent explorer les limites géographiques orientales du monde. Elle les laisse passer.

Elles se replacent en cercle sous une racine de hêtre, ne se frôlant que du bout de leurs antennes. 103 683e reprend son récit.

Donc, elle s'est retrouvée seule en plein pays des Doigts. Là, elle est allée de découverte en découverte. Elle a commencé par rencontrer des blattes qui prétendaient avoir dompté les Doigts au point que ceux-ci leur déposaient tous les jours d'énormes quantités d'offrandes dans des vasques vertes monumentales.

103 683e a visité ensuite les nids des Doigts. Ils étaient évidemment gigantesques mais ils présentaient aussi d'autres caractéristiques. Ils étaient parfaitement durs et parallélépipédiques. Il était impossible d'en creuser les murs. Dans chaque nid de Doigts, circulent de l'eau chaude, de l'eau froide, de l'air et de la nourriture morte.

Mais là n'est pas le plus extraordinaire. Par chance, 103 683e avait découvert un Doigt n'éprouvant aucune hostilité à l'égard des fourmis. Un Doigt incroyable qui voulait faire entrer en communication leurs deux espèces.

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