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Elle n'allait pas abandonner «sa» révolution aux voyous ou aux politiques. Il fallait aiguillonner cette foule dans une autre direction.

Au commencement était le Verbe. Il faut nommer les choses. Nommer. Mais comment nommer sa révolution?

Soudain l'évidence. La Révolution des… fourmis. C'était le nom du concert. C'était le nom qui était inscrit sur les affiches et les tee-shirts des amazones. C'était l'hymne fédérateur. C'était le motif du drapeau.

Elle leva les mains en geste d'apaisement.

– Non. Non. Ne nous dispersons pas dans ces vieilles causes qui ont déjà montré combien elles étaient stériles. À nouvelle révolution, nouveaux objectifs.

Pas de réaction.

– Oui. Nous sommes comme des fourmis. Petites, mais fortes de notre union. Vraiment comme des fourmis. Nous privilégions la communication et l'invention face au formalisme et aux mondanités. Nous sommes comme des fourmis. Nous n'avons pas peur de nous attaquer aux plus gros, aux citadelles les plus difficiles à prendre car, ensemble nous sommes plus forts. Les fourmis nous montrent une voie à suivre qui peut se révéler bénéfique. Elle a en tout cas l'avantage de n'avoir jamais été testée.

Rumeur dans la foule sceptique.

La mayonnaise ne prenait pas. Julie s'empressa de reprendre la parole:

– Petites mais rassemblées, elles viennent à bout de tous les problèmes. Les fourmis proposent non seulement des valeurs différentes, mais une organisation sociale différente, une communication différente, une gestion des rapports entre individus différente.

Il y eut un flou que les apostropheurs se dépêchèrent de combler.

– Et la pollution?

– Et le racisme?

– Et la lutte des classes!

– Et les problèmes des banlieues?

– Oui, ils ont raison, s'écriaient déjà certains dans le public.

Julie se souvint d'une phrase de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. «Attention aux foules. Au lieu de surpasser les qualités de chacun, la foule tend à les amoindrir. Le coefficient d'intelligence d'une foule est inférieur à la somme des coefficients des individus qui la composent. En foule, ce n'est plus 1 + 1 = 3 mais 1 + 1 = 0,5.»

Une fourmi volante passa près de Julie. Elle considéra la venue de l'insecte comme une approbation de la Nature qui l'entourait.

– Ici, c'est la Révolution des fourmis et seulement la Révolution des fourmis.

Il y eut un instant de flottement. Tout allait se jouer maintenant. Si cela ne marchait pas, Julie était prête à tout laisser tomber.

Julie fit un V de victoire et la fourmi volante vint se poser sur l'un de ses doigts. Tous furent saisis par l'image. Si même les insectes approuvaient…

– Julie a raison. Vive la Révolution des fourmis! lança Elisabeth, le leader des amazones, ex-membres du club de aïkido.

– Vive la Révolution des fourmis, reprirent les Sept Nains.

Il ne fallait pas lâcher prise. Elle lança, comme on tire une manette de parachute:

– Où sont les visionnaires?

Cette fois, il n'y eut plus d'hésitation. La foule reprit le slogan.

– Nous sommes les visionnaires!

– Où sont les inventeurs?

– Nous sommes les inventeurs! Elle entonna:

Nous sommes les nouveaux visionnaires,

Nous sommes les nouveaux inventeurs!

Nous sommes les petites fourmis qui grignoteront le vieux monde sclérosé.

Sur ce terrain, les petits chefs en puissance ne pouvaient pas la concurrencer, ou alors il aurait fallu qu'ils prennent dans l'heure des cours de chant…

D'un coup, ce fut l'enthousiasme général. Même le grillon qui n'était pas loin se mit à grésiller comme s'il sentait qu'il se passait quelque chose d'intéressant.

La foule se mit à chanter en chœur l'hymne des fourmis.

Julie, poing levé, avait l'impression de manier un camion de quinze tonnes. Pour la moindre manœuvre, il fallait déployer un monceau d'énergie et surtout ne pas se tromper de trajectoire. Mais s'il y avait des auto-écoles pour permis poids lourds où passait-on des permis «révolution»?

Elle aurait peut-être dû mieux écouter les cours d'histoire pour apprendre comment s'étaient débrouillés ses prédécesseurs dans les mêmes circonstances. Qu'auraient fait Trotski, Lénine, Che Guevara, ou Mao, à sa place?

Les apostropheurs écolo, banlieusards, etc. firent la grimace, certains crachèrent par terre ou marmonnèrent des injures, mais, se sentant minoritaires, ils n'osèrent pas trop insister.

Qui sont les nouveaux inventeurs?

Qui sont les nouveaux visionnaires? répétait-elle, s'ac-crochant à ces phrases comme à une bouée.

Canaliser la foule. En extraire l'énergie et la canaliser pour en obtenir le meilleur et, avec elle, construire, était à cet instant son unique préoccupation. Le seul problème était qu'elle ne savait pas quoi construire.

Soudain quelqu'un surgit en courant et murmura à l'oreille de Julie:

– Les flics ont tout bouclé, on ne pourra bientôt plus sortir.

Il y eut une rumeur dans la foule. Julie reprit le micro.

– On vient de m'annoncer que les flics ont bouclé les alentours. Nous sommes ici comme dans une île déserte et pourtant en plein centre d'une ville moderne. Ceux qui veulent partir feraient bien de se décider tout de suite, avant que cela ne devienne impossible.

Trois cents personnes se dirigèrent vers la grille. C'étaient pour la plupart des gens plus mûrs qui craignaient que leur famille ne s'inquiète, des gens pour qui leur travail avait plus d'importance que ce qui, après tout, n'avait été pour eux qu'une fête. Il y avait aussi des jeunes qui redoutaient les remontrances paternelles après cette nuit où ils n'étaient pas rentrés, et sans prévenir, d'autres qui aimaient bien le rock mais se souciaient comme d'une guigne de cette révolution de fourmis.

Enfin les leaders écolo, banlieusards, lutte des classes qui avaient tenté de récupérer la manifestation quittèrent également les lieux en marmonnant des railleries.

On ouvrit la grille. Dehors, les CRS regardèrent passer les partants avec indifférence.

– Et maintenant que nous sommes rien qu'entre gens de bonne volonté, que la fête commence vraiment! s'exclama Julie.

118. ENCYCLOPEDIE

UTOPIE DES INDIENS D'AMÉRIQUE: Les Indiens d'Amérique du Nord, qu'ils soient sioux, cheyennes, apaches, crows, navajos, comanches, etc. partageaient les mêmes principes.

Tout d'abord, ils se considéraient comme faisant partie intégrante de la nature et non maîtres de la nature. Leur tribu ayant épuisé le gibier d'une zone migrait afin que le gibier puisse se reconstituer. Ainsi leur ponction n'épuisait pas la Terre. Dans le système de valeurs indien, l'individualisme était source de honte plutôt que de gloire. Il était obscène de faire quelque chose pour soi. On ne possédait rien, on n'avait de droit sur rien. Encore de nos jours, un Indien qui achète une voiture sait qu'il devra la prêter au premier Indien qui la lui réclamera.

Leurs enfants étaient éduqués sans contraintes. En fait, ils s'autoéduquaient.

Ils avaient découvert les greffes de plantes qu'ils utilisaient par exemple pour créer des hybrides de maïs. Ils avaient découvert le principe d'imperméabilisation des toiles grâce à la sève d'hévéa. Ils savaient fabriquer des vêtements de coton dont la finesse de tissage était inégalée en Europe. Ils connaissaient les effets bénéfiques de l'aspirine (acide salicylique), de la quinine… Dans la société indienne d'Amérique du Nord, il n'y avait pas de pouvoir héréditaire ni de pouvoir permanent. À chaque décision, chacun exposait son point de vue lors du pow-wow (conseil de la tribu). C'était avant tout (et bien avant les révolutions républicaines européennes) un régime d'assemblée. Si la majorité n'avait plus confiance dans son chef, celui-ci se retirait de lui-même. C'était une société égalitaire. Il y avait certes un chef mais on n'était chef que si les gens vous suivaient spontanément. Être leader, c'était une question de confiance. À une décision prise en pow-wow chacun n'était obligé d'obéir que s'il avait voté pour cette décision. Un peu comme si, chez nous, il n'y avait que ceux qui trouvaient une loi juste qui l'appliquaient!

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