47. LE CALOPTERYX DE LA DERNIERE CHANCE
Les treize fourmis n'en peuvent plus. Elles n'émettent plus la moindre phrase phéromonale. Il leur faut économiser jusqu'à l'humidité de ces vapeurs qui leur permettent de communiquer.
103e discerne soudain un mouvement dans le ciel uniforme. Un caloptéryx. Ces grandes libellules, dont la présence vient du fond des temps, sont pour les fourmis comme les mouettes pour le marin égaré: elles indiquent la proximité d'une zone végétale. Les soldates reprennent courage. Elles se frottent les yeux pour affiner leur vision et mieux suivre les évolutions du caloptéryx.
La libellule descend, les frôlant presque de ses quatre ailes nervurées. Les fourmis s'immobilisent pour observer le majestueux insecte. Dans chacune des nervures circule du sang qui bat. La libellule est vraiment la reine du vol. Non seulement elle est capable de se stabiliser en vol géostationnaire, mais avec ses quatre ailes indépendantes, elle est le seul insecte à savoir voler en arrière.
L'immense ombre s'approche, se stabilise, redémarre, tourne autour d'elles. Elle semble vouloir les guider vers le salut. Son vol tranquille indique que son corps ne souffre nullement d'un manque d'humidité.
Les fourmis la suivent. Elles sentent enfin l'air se rafraîchir un peu. Une frise de poils sombres apparaît au sommet d'une colline au front chauve. De l'herbe. De l'herbe! Et là où il y a de l'herbe, il y a de la sève et donc de la fraîcheur et de l'humidité. Elles sont sauvées.
Les treize fourmis galopent jusqu'à ce havre. Elles se goinfrent de pousses et de quelques insectes trop petits pour revendiquer leur droit à la survie. Au-dessus des herbes, quelques fleurs s'offrent à leurs antennes avides: des mélisses, des narcisses, des primevères, des jacinthes, des cyclamens. Il y a des myrtilles sur des arbustes et aussi des sureaux, du buis, des églantiers, des noisetiers, des aubépines, des cornouillers. C'est le paradis.
Elles n'ont jamais vu de région aussi luxuriante. Partout des fruits, des fleurs, des herbes, du petit gibier fouineur et courant moins vite qu'un jet d'acide formique. L'air magnifique est empli de pollens, le sol est jonché de graines en germe. Tout respire l'opulence.
Les fourmis se gavent, comblent à ras bord leur jabot digérant et leur jabot social. Tout leur paraît succulent. D'avoir très faim et très soif dote les aliments d'un goût extraordinaire. La moindre graine de pissenlit s'imprègne de milliers de saveurs, allant du sucré au salé en passant par l'amer. Jusqu'à la rosée qu'elles aspirent sur le pistil des fleurs et qui est pleine de nuances gustatives auxquelles les fourmis n'avaient jusque-là guère accordé d'importance.
5e, 6e et 7e se repassent des étamines pour le seul plaisir de les lécher ou de les mâchouiller comme du chewing-gum. Un simple bout de racine leur est mets délicat. Elles se baignent dans le pollen d'une pâquerette, s'en enivrent et s'en lancent des boules jaunes à la manière de boules de neige.
Elles émettent des phéromones pétillantes de joie qui les picotent quand elles les reçoivent.
Elles mangent, elles boivent, elles se lavent puis mangent encore, boivent encore et se lavent encore. Lasses enfin, elles se frottent dans des herbes et restent là, à savourer leur bonheur d'être vivantes.
Les treize guerrières ont traversé le grand désert blanc septentrional et en sont ressorties indemnes. Elles sont repues, elles se calment, se réunissent, discutent.
Enfin tranquilles, 10e réclame que 103e leur parle encore des Doigts. Peut-être craint-elle que la vieille exploratrice ne meure sans avoir dévoilé tous ses secrets.
103e évoque une déconcertante invention des Doigts: les feux tricolores. Il s'agit de signaux qu'ils posent sur les pistes dans le but d'éviter les embouteillages. Quand le signal est de couleur verte, tous les Doigts avancent sur la piste. Quand il passe au rouge, tous s'immobilisent sur place comme s'ils étaient morts.
5e dit que ce pourrait être là un bon moyen d'arrêter les invasions de Doigts. Il suffirait de placer partout des signaux rouges. Mais 103e objecte qu'il y a des Doigts qui ne respectent pas les signaux. Ils passent comme bon leur semble. Il faudra trouver autre chose.
Et l'humour, c'est quoi? demande 10e.
103e consent à leur narrer une blague doigtesque, mais elle constate que n'en ayant compris aucune, elle n'en a retenu aucune. Elle se souvient vaguement d'une histoire avec un Esquimau sur la banquise, mais elle n'est jamais parvenue à apprendre ce qu'était un Esquimau, ni d'ailleurs une banquise.
Quoique. Il y en a peut-être une qu'elle peut raconter. La blague de la fourmi et de la cigale.
Une cigale chante tout l'été et va demander de la nourriture à une fourmi. L'autre répond que, non, elle ne veut rien lui donner.
À ce niveau du récit, les douze ne saisissent pas pourquoi la fourmi n'a pas encore dévoré la cigale. 103e répond que c'est justement ça, les blagues. On n'y comprend jamais rien et, pourtant, elles provoquent des spasmes chez les Doigts. 10e réclame la fin de cette histoire bizarre.
La cigale s'en va et meurt de faim.
Les douze apprécient le récit tout en trouvant la fin désolante. Elles posent des questions pour tenter d'en saisir le fil. Pourquoi la cigale chante-t-elle tout l'été alors que tout le monde sait que les cigales ne chantent que pour attirer leurs partenaires sexuels et puis se taisent après l'accouplement? Pourquoi la fourmi ne cherche-t-elle pas à récupérer le cadavre de la cigale morte de faim pour le couper en morceaux et en faire des pâtés?
La discussion s'interrompt soudain. La petite troupe a senti les herbes frémir, les pétales se crisper, les framboises modifier la saveur de leur sève. Alentour, les animaux se terrent. Il y a du danger dans l'air. Que se passe-t-il? Sont-ce les treize fourmis rousses des bois qui les effraient à ce point?
Non. Une sourde menace fait vibrer les ramures. Il rôde une odeur de peur. Le ciel s'obscurcit. Il n'est que midi, il fait chaud et pourtant le soleil, comme résigné face à un adversaire supérieur, lance encore quelques rayons et disparaît.
Les treize fourmis dressent leurs antennes. Un nuage sombre se rapproche, tout là-haut dans le ciel. Elles croient d'abord que la nuée apporte l'orage. Mais non. Il ne s'agit ni de pluie ni de vent. 103e pense que, peut-être, des Doigts volants passent par là par hasard; ce n'est pas ça non plus.
Si les fourmis ne possèdent pas une vision suffisante pour voir très loin, peu à peu elles comprennent ce que signifie ce long nuage sombre en altitude. Un bourdonnement se répand. Une odeur saisissante imprègne les segments antennaires. Ce nuage en flocons dans le ciel, ce sont…
Les criquets!
Un nuage de criquets migrateurs!
Normalement, ils sont exceptionnels en Europe. On n'en a connu que quelques rares invasions en Espagne et en France, sur la Côte d'Azur mais, depuis que la température générale s'est élevée, les animaux du Sud franchissent la Loire. Les monocultures ont accru encore la taille de leurs dangereux nuages:
Des criquets migrateurs! Autant les criquets que l'on rencontre seuls sont de charmants insectes, en tout point gracieux, polis et délicieux à manger, autant en groupe ils représentent le pire des fléaux.
Quand il est seul, le criquet adopte une couleur grisâtre et une attitude très modeste. Mais dès qu'il se retrouve avec d'autres criquets, il change de teinte pour virer au rouge, puis au rose, puis à l'orange et enfin au jaune. Le safran indique qu'il est au sommet de sa phase d'excitation sexuelle. Dès lors, il se goinfre et s'accouple avec toutes les femelles qu'il trouve à sa portée. Sa frénésie sexuelle est tout aussi spectaculaire que sa frénésie alimentaire. Pour satisfaire les deux, il est prêt à tout détruire sur son passage.