Le dard empoisonné jaillit de l'écorce comme un bourgeon sinistre. Sa propriétaire se débat de son mieux pour se dégager, se demandant s'il vaut mieux s'enfoncer encore ou bien essayer de se tirer en marche arrière de cette mauvaise passe.
Déjà, peu confiants dans la réussite de leur maman, les petits scorpions préfèrent s'éloigner.
103e s'approche tranquillement. Elle n'a plus qu'à scier proprement la si dangereuse pointe avec ses mandibules crénelées. Puis, en prenant bien garde à ne pas effleurer le venin, elle lève haut l'arme empoisonnée et pique son adversaire engoncée dans son trou.
Les légendes fourmis ont raison. Les scorpions ne sont pas immunisés contre leur propre venin. L'arachnide se débat, est pris de convulsions et meurt enfin.
Toujours attaquer les ennemis avec leurs propres armes, lui avait-on appris dans sa pouponnière. Voilà qui est fait. 103e a aussi une pensée pour le dessin animé de Tex Avery, si riche en enseignements tactiques. Peut-être un jour confïera-t-elle aux siennes tous les secrets de combat de ce grand stratège Doigt.
64. UNE CHANSON
Julie fit signe d'arrêter. Tout le monde jouait faux et elle-même chantait mal.
– On n'ira pas loin comme ça. Je crois que nous devons affronter un problème de fond. Interpréter la musique des autres, c'est nul.
Les Sept Nains ne comprenaient pas où leur chanteuse voulait en venir.
– Que proposes-tu?
– Nous sommes nous-mêmes des créateurs. Il nous faut inventer nos propres paroles, notre propre musique, nos propres morceaux.
Zoé haussa les épaules.
– Pour qui tu te prends? Nous ne sommes qu'un petit groupe de rock de lycée à peine encouragé du bout des lèvres par le proviseur pour qu'il puisse inscrire «activités musicales» dans ses rapports sur la vie culturelle extra-scolaire de son établissement. On n'est pas les Beatles!
Julie secoua ses longs cheveux noirs.
– Dès l'instant où l'on crée, on est des créateurs parmi d'autres créateurs. Il ne faut pas avoir de complexes. Notre musique peut valoir n'importe quelle autre musique. Il faut juste essayer d'être originaux. Nous pouvons composer quelque chose de «différent» de ce qui existe déjà.
Les Sept Nains, surpris, ne savaient comment réagir. Ils n'étaient pas convaincus et certains commençaient à regretter d'avoir laissé cette étrangère s'immiscer dans leur groupe.
– Julie a raison, trancha Francine. Elle m'a montré un ouvrage, l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, il contient des conseils qui nous permettront de concevoir des choses nouvelles. Moi, j'y ai déjà découvert les plans d'un ordinateur capable de surclasser et d'envoyer aux oubliettes tous ceux qui existent dans le commerce.
Impossible d'améliorer l'informatique, objecta David. Les puces informatiques vont pour tout le monde à la même vitesse et on ne peut pas en fabriquer de plus rapides.
Francine se leva.
– Qui parle de faire des puces plus rapides? C'est évident que nous ne pouvons pas façonner nous-mêmes des puces électroniques. En revanche, nous allons les agencer différemment.
Elle demanda à Julie son Encyclopédie et se mit à chercher les pages avec les plans.
– Regardez. Au lieu d'une hiérarchie de puces élec troniques, c'est une démocratie de puces qui est représentée ici. Plus de microprocesseur supérieur dominant des puces exécutantes, tous chefs et au même niveau. Cinq cents puces microprocesseurs, cinq cents cerveaux égaux et aussi efficaces les uns que les autres qui, du coup, communiquent en permanence.
Francine désigna un croquis dans un coin.
– Le problème, c'est de trouver leur disposition. Tout comme une maîtresse de maison lors d'un dîner, il faut s'interroger sur la façon de répartir son monde. Si on assoit les gens normalement autour d'une longue table rectangulaire, ceux des extrémités ne se parleront pas, seuls ceux du milieu accapareront l'auditoire. L'auteur de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu conseille de disposer toutes les puces en rond afin que toutes soient face à face. Le cercle est la solution.
Elle leur montra d'autres graphiques.
– La technologie n'est pas une fin en soi, dit Zoé. Ton ordinateur ne répond pas à la préoccupation de créativité musicale.
– Je comprends ce qu'elle veut dire. Si ce type a des idées pour renouveler l'outil le plus sophistiqué existant, l'ordinateur, il peut sûrement nous aider à renouveler la musique, remarqua Paul.
– Julie a raison. Il faut élaborer une poésie qui nous soit propre, renchérit Narcisse. Peut-être que ce livre nous y aidera.
Francine, qui avait toujours l'Encyclopédie en main, l'ouvrit au hasard et lut à haute voix:
Fin, ceci est la fin.
Ouvrons tous nos sens.
Un vent nouveau souffle ce matin,
Rien ne pourra ralentir sa folle danse
Mille métamorphoses s'opéreront dans ce monde endormi.
Il n 'est pas besoin de violence pour briser les valeurs figées
Soyez surpris: nous réalisons simplement la «Révolution des fourmis».
Après ce couplet tous réfléchirent.
– «Révolution des fourmis»? s'étonna Zoé. Ça ne veut rien dire.
Personne ne releva.
– Si on veut en faire une chanson, il manque un refrain, souligna Narcisse.
Julie se tut un instant, ferma les yeux, puis suggéra:
Il n'y a plus de visionnaires
Il n'y a plus d'inventeurs.
Peu à peu, couplet après couplet, ils mirent au point les paroles d'une première chanson, en puisant largement dans les paragraphes de l'Encyclopédie.
Pour la musique, Ji-woong dénicha un passage qui expliquait comment construire des mélodies comme des architectures. Edmond Wells y décomposait les constructions de morceaux de Bach. Ji-woong dessina au tableau une sorte d'autoroute sur laquelle il traça la trajectoire d'une ligne musicale. Chacun vint tracer autour de cette ligne simple la trajectoire de son instrument propre. La mélodie finit par ressembler à un grand lasagne.
Ils ajustèrent leurs instruments et combinèrent des effets de mélodies croisées qu'ils notèrent sur le schéma.
Chaque fois qu'un membre du groupe percevait où il convenait d'apporter une rectification, il effaçait au chiffon un bout de trajectoire et en redessinait une forme modifiée.
Julie fredonna la mélodie et ce fut comme un air vivant, partant de son nombril pour escalader sa trachée-artère. Il n'y eut d'abord qu'une œuvre sans paroles puis la jeune fille aux yeux gris clair chanta ce qu'elle lisait: le premier couplet: «Fin, ceci est la fin», le refrain: «Il n'y a plus de visionnaires, il n'y a plus d'inventeurs», puis un second couplet, issu d'un autre passage du livre:
N'as-tu jamais rêvé d'un autre monde?
N'as-tu jamais rêvé d'une autre vie?
N'as-tu jamais rêvé qu'un jour, l'homme trouve sa place dans l'Univers?
N'as-tu jamais rêvé qu'un jour, l'homme communique avec la nature, toute la nature, et qu 'elle lui réponde en partenaire et non plus en ennemie vaincue?
N'as-tu jamais rêvé de parler aux animaux, aux nuages et aux montagnes, d'œuvrer ensemble et non plus les uns contre les autres?
N'as-tu jamais rêvé que des gens se regroupent pour tenter de créer une cité où seraient différents les rapports humains?
Réussir ou échouer n'aurait plus d'importance. Personne ne s'autoriserait à juger quiconque. Chacun serait libre de ses actes et préoccupé pourtant de la réussite de tous.
La tessiture de Julie Pinson était changeante. Parfois, sa voix présentait des aigus de petite fille pour basculer ensuite dans des graves rauques.