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Grâce à l'échec de Julie, Zoé avait compris la loi de cette partie.

Ils se passèrent l'hydromel. Ils se sentaient bien à jouer ensemble à ce drôle de jeu. Tout à leurs cartes, ils en arrivaient à oublier où ils se trouvaient. Ils parlaient de tout, en évitant d'aborder l'absence de Narcisse. Une fois constitué un cercle, on ne peut plus le reconstituer différemment. Un membre manque et tous se sentent estropiés.

Arthur entra dans la pièce.

– Je suis parvenu à entrer en communication avec votre université américaine de San Francisco.

Ils se précipitèrent dans la salle des ordinateurs. Fran-cine avait demandé au vieil homme de rechercher la mémoire de leur serveur «Révolution des fourmis». Il s'affichait à présent sur le petit écran. Francine s'installa au clavier et discuta avec les gens de San Francisco. Une fois son identité prouvée, ils consentirent volontiers à basculer de nouveau par voie téléphonique hertzienne l'ensemble de leur savoir.

En cinq minutes, l'ordinateur de la pyramide s'emplit de la mémoire de la Révolution. Miracle des technologies de pointe, tout renaissait. Une à une, ils rouvrirent les filiales. Le «Centre des questions» s'était mis en hibernation. David le réactiva. Le monde virtuel d'Infra-World avait en revanche continué à fonctionner dans l'ordinateur-hôte. Apparemment, il était capable de prendre ses aises tel un bernard-1'ermite dans quelque coquille qui l'héberge.

Julie, qui un instant plus tôt avait craint de ne conserver comme souvenirs que l'hydromel et l'Eleusis, s'émerveilla de voir sa révolution reprendre vie comme une éponge déshydratée à nouveau plongée dans l'eau. Ainsi donc, une Révolution pouvait ne disposer d'aucune assise physique et être réactivée à tout moment, n'importe où et par n'importe qui. L'immortalité par l'informatique, aucune révolution précédente n'y avait accédé.

Ils retrouvèrent les représentations des vêtements de Narcisse, les plans architecturaux de Léopold et même les recettes de Paul. Ji-woong remit en route les réseaux et annonça au monde entier que les révolutionnaires des fourmis étaient vivants, cachés quelque part, et que leur mouvement continuait.

Pour ne pas être repérés, ils centralisaient les informations sur l'université de San Francisco qui relayait ensuite par satellite leurs messages.

En regardant les lumières qui clignotaient, répandant la nouvelle de leur réveil, Julie ne comprenait plus comment ils avaient échoué au lycée de Fontainebleau.

Francine prit la place de Ji-woong et lança son programme.

– Il me tarde de voir comment Infra-World a évolué.

Elle constata que son monde virtuel avait connu une croissance exponentielle. Ses habitants avaient dépassé le temps de référence du monde réel et vivaient désormais en 2130. Ils avaient découvert de nouveaux modes de locomotion à partir de l'énergie électromagnétique et de nouvelles médecines fondées sur les ondes. Bizarrement, au niveau des technologies ils avaient opté pour des choix esthétiques et mécaniques très différents. Ils avaient notamment copié la nature. C'est-à-dire pas d'hélicoptères mais des avions qui battent des ailes baptisés ornithoptères. Pas d'hélices pour les sous-marins mais des engins prolongés par une longue queue mobile qui bat en cadence. Etc. Francine observa ce monde parallèle et perçut quelque chose qui clochait. Elle zooma sur les entrées des villes et eut un sursaut.

– Ils ont tué les «hommes-ponts»!

En effet, à l'entrée des villes, ses espions avaient été pendus, bien en évidence, à des gibets.

Politiciens, publicitaires et journalistes n'avaient pas arrêté les mains vengeresses, comme si les habitants d'Infra-World avaient tenu à adresser un message aux habitants du monde supérieur.

– Ils ont donc compris qu'ils n'étaient qu'une illusion informatique. Ils ont peut-être déduit que j'existais, articula Francine, bouleversée.

Elle circula dans son Infra-World pour mieux comprendre ce qu'il s'y passait et, partout, elle aperçut des inscriptions demandant aux dieux, au cas où ils les voyaient, de rendre leur liberté aux habitants virtuels.

«Dieux, laissez-nous en paix.»

Ils avaient peint leur demande sur les toits de leurs maisons, l'avaient gravée sur leurs monuments, inscrite à la tondeuse sur leurs pelouses.

Ils avaient donc pris conscience de ce qu'ils étaient et du lieu où ils vivaient. Francine aurait aimé leur montrer le jeu Evolution pour qu'ils voient ce qu'est un monde sous contrôle complet du dieu-joueur.

En tant que déesse, elle leur avait offert le libre arbitre. Elle n'intervenait pas dans leur vie. Ils pouvaient même laisser apparaître un tyran sanguinaire, elle avait décidé de ne pas imposer de morale et de respecter leurs choix, fussent-ils mauvais, fussent-ils suicidaires.

N'est-ce pas la plus grande preuve de respect d'un dieu pour son peuple émancipé? Elle ne les dérangeait que pour tester des lessives et des concepts nouveaux, et même cela ils ne l'acceptaient pas…

Peuple ingrat.

Francine continua de circuler dans les villes. Partout, les corps de ses hommes-ponts étaient exhibés, atrocement mutilés, et les infraworldiens exigeaient de s'émanciper de la tutelle de Francine. Elle scrutait l'écran quand, soudain, il lui explosa au visage.

196. ENCYCLOPÉDIE

MOUVEMENT GNOSTIQUE: Dieu a-t-il un dieu? Les premiers chrétiens de l'Antiquité romaine ont eu à lutter contre un mouvement hérétique qui en était convaincu, le gnosticisme. En effet, au deuxième siècle après J.-C, un certain Marcion affirma que le Dieu qu'on priait n'était pas le Dieu suprême mais qu'il y en avait un autre, supérieur encore, auquel il était lui-même tenu de rendre des comptes. Pour les gnostiques, les dieux s'emboîtaient les uns dans les autres comme des poupées russes, les dieux des mondes les plus grands incluant les dieux des mondes les plus petits.

Cette croyance, appelée aussi bithéisme, fut notamment combattue par Origène. Simples chrétiens et chrétiens gnostiques se déchirèrent longtemps pour déterminer si Dieu avait lui-même un dieu. Les gnostiques furent finalement massacrés et les rares qui subsistent pratiquent leur culte dans la discrétion la plus totale.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

197. LE PASSAGE DU FLEUVE

Les voici à nouveau devant le fleuve. Cette fois, cependant, les fourmis ont pour elles l'atout du nombre. Elles sont une telle multitude qu'avec des corps soudés pattes à pattes, elles sont à même de former un pont flottant sur lequel passent des millions d'autres fourmis.

Même les escargots porteurs de braises chaudes traversent le pont vivant sans qu'aucun ne se noie.

Parvenues sur l'autre rive, les fourmis de la grande marche font un nouveau bivouac et 103e leur rapporte d'autres histoires sur les Doigts. Dans un coin, 7e prend des croquis de la scène sur une feuille tandis que, de son côté, 10e n'en perd pas une miette pour sa phéromone zoologique.

DÉSŒUVREMENT:

Les Doigts ont un énorme problème: le désœuvrement.

Ils sont la seule espèce animale à se poser la question: «Bon, et maintenant, qu'est-ce que je pourrais bien faire pour m'occuper?»

5e continue à tourner autour du campement avec ses béquilles-brindilles. La soldate est convaincue qu'à force de marcher sur deux pattes, son corps finira par s'adapter à cette étrange position et qu'elle évoluera en fourmi bipède avec des caractères génétiques qu'elle transmettra à ses enfants lorsque, elle aussi, elle prendra un jour un peu de la gelée royale des guêpes.

24e est tout à la rédaction de sa saga Les Doigts.

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