79. INSOMNIE
Il fait nuit et pourtant la fourmi ne dort pas. Un bruit et une lueur ont réveillé 103e. Autour d'elle, les douze jeunes exploratrices sommeillent toujours.
Jadis, tout ce qui se passait durant la nuit n'existait pas car le sommeil éteignait complètement son corps à sang froid. Mais, depuis qu'elle a un sexe, durant son sommeil elle connaît une sorte d'état de semi-torpeur. Le moindre signal la réveille. C'est l'un des inconvénients d'être dotée de sens plus fins. On a une légère tendance à l'insomnie.
Elle se lève.
Il fait froid mais elle a suffisamment mangé hier pour disposer des réserves d'énergie nécessaires à la maintenir éveillée.
Elle sort sur le seuil de la caverne pour voir ce qui se passe dehors. Un nuage rouge s'en va.
Les crapauds ont cessé de coasser. Le ciel est noir et la lune à demi dévoilée se reflète en petits losanges sur le fleuve.
103e voit un trait de lumière zébrer le ciel. Un orage. L'orage ressemble à un arbre aux longues branches qui poussent du ciel pour caresser la terre. Son existence est pourtant si éphémère que, déjà, la princesse ne le voit plus.
Après le tonnerre, le silence devient encore plus pesant. Le ciel est encore plus sombre. Avec ses organes de Johnston, 103e perçoit de l'électricité magnétique dans l'air.
Et puis, une bombe tombe. Une énorme boule d'eau qui explose au sol et l'éclaboussé. La pluie. Cette sphère mortelle est suivie d'une multitude de sœurs. Le phénomène est moins dangereux que les criquets mais 103e préfère quand même reculer de trois pas.
La Princesse regarde la pluie.
La solitude, le froid, la nuit, elle les considérait jusqu'ici comme des valeurs contraires à l'esprit de la fourmilière. Or, la nuit est belle. Même le froid a son charme.
Troisième fracas. Un grand arbre de lumière pousse à nouveau entre les nuages et meurt en touchant le sol. C'est plus proche. La caverne est illuminée d'un flash qui, une seconde, transforme les douze exploratrices en albinos.
Un arbre noir du sol a été touché par l'arbre blanc du ciel. Aussitôt, il s'embrase.
Le feu.
La fourmi regarde le feu qui peu à peu mange l'arbre.
La princesse sait que, là-haut, les Doigts ont basé leur technologie sur la maîtrise du feu, Elle a vu ce que cela a donné: les roches fondues, les aliments carbonisés et, surtout, les guerres avec du feu. Les massacres avec du feu.
Chez les insectes, le feu est tabou.
Tous les insectes savent qu'autrefois, il y a plusieurs dizaines de millions d'années, les fourmis contrôlaient le feu et se livraient à des guerres terribles qui détruisaient parfois des forêts entières. Si bien qu'un jour tous les insectes se sont mis d'accord pour proscrire l'utilisation de cet élément mortel. C'est peut-être pour cela que les insectes n'ont jamais développé de technologie du métal ni de l'explosif.
Le feu.
Pour évoluer, seront-elles, elles aussi, contraintes de surmonter ce tabou?
La princesse replie ses antennes et se rendort, bercée par la pluie qui rebondit sur le sol. Elle rêve de flammes.
80. MATURITE DE CONCERT
Chaleur.
Immergée dans cette foule, Julie se sentait bien.
Francine agitait ses cheveux blonds, Zoé se livrait à une danse du ventre, David liait ses solos à ceux de Léo-pold, Ji-woong, yeux au ciel, frappait simultanément toutes ses caisses de ses baguettes.
Leurs esprits étaient en fusion. Ils n'étaient plus huit mais un, et Julie aurait voulu que ce précieux instant dure éternellement.
Le concert devait s'achever à vingt-trois heures trente. Mais les sensations étaient trop fortes. Julie avait de l'énergie à revendre, elle avait encore besoin de ce fabuleux contact collectif. Elle avait l'impression de voler, et elle refusait d'atterrir.
Ji-woong lui fit signe de reprendre la «Révolution des fourmis». Les filles du club de aïkido scandaient dans les allées:
Qui sont les nouveaux visionnaires?
Qui sont les nouveaux inventeurs?
Acclamations.
Nous sommes les nouveaux visionnaires!
Nous sommes les nouveaux inventeurs!
Le regard de la jeune fille changea légèrement de couleur. Dans sa tête, plusieurs mécanismes s'enclenchaient, ouvrant des portes, libérant des vannes, dégageant des grilles. Un nerf reçut un message à transmettre à la bouche. Une phrase à prononcer. Le nerf s'empressa de faire circuler le message, la mâchoire fut priée de s'ouvrir, la langue s'agita et les mots sortirent:
– Êtes-vous prêts… à faire la révolution… ici et maintenant?
Tout le monde se calma d'un coup. Le message perçu était transmis par les nerfs auditifs jusqu'aux cerveaux qui eux aussi décomposaient le sens et le poids de chaque syllabe. Enfin il y eut une réponse:
– Ouuuiiii!
Les nerfs déjà échauffés fonctionnaient plus vite.
– Êtes-vous prêts à changer le monde ici et maintenant?
Plus fort encore la salle répondit:
– Ouuuiii.
Trois battements de cœur, Julie hésita. Elle hésita de l'hésitation des conquérants qui n'osent assumer leur victoire. Elle ressentait la même angoisse qu'Hannibal aux portes de Rome.
«Ça paraît trop facile, n'y allons pas.»
Les Sept Nains attendaient d'elle une phrase ou même seulement un geste. Le nerf était prêt à transmettre très vite le signal. Le public guettait sa bouche. Cette révolution dont parlait tant l'Encyclopédie, elle était à portée d'esprit. Tous la dévisageaient. Il lui suffirait de dire: «Allons-y.»
Tout restait comme suspendu dans le temps.
Le directeur coupa la sono, baissa la lumière sur la scène et ralluma les lumières dans la salle. Il les rejoignit sur la scène et dit:
– Eh bien, voilà, le concert est fini. On les applaudit bien fort. Et encore merci, Blanche-Neige et les Sept Nains!
L'instant de grâce était passé. Le charme était rompu. Les gens applaudirent mollement. Tout reprenait son cours. Ça n'avait été qu'un simple concert, un concert réussi, certes, avec des gens qui applaudissent mais qui ensuite sortent, se séparent et rentrent chez eux se coucher.
– Bonsoir, et merci, murmura Julie.
Dans un brouhaha, les strapontins couinèrent, la porte du fond claqua.
Dans leur loge, tandis qu'ils ôtaient leur maquillage, ils sentirent monter en eux une vague d'amertume. Ils avaient été si près de créer un mouvement de foule. Si près.
Julie scruta avec nostalgie les bouts de coton imprégnés de graisse beige du fond de teint, tout ce qui lui restait de sa tenue de combat. Le directeur pénétra dans les coulisses, les sourcils froncés.
– Désolée, il y a eu des dégâts avec cette bagarre au début du concert, dit Julie. Nous vous rembourserons, bien sûr.
La barre des sourcils se releva.
– Désolée de quoi? De nous avoir fait passer une soirée formidable?
Il éclata de rire et, prenant Julie dans ses bras, il l'embrassa sur les deux joues.
– Vous avez vraiment été formidables!
– Mais…
– Pour une fois qu'il se passe quelque chose d'intéressant dans cette petite ville de province… Je m'attendais à un bal musette et voilà que vous créez un happening. Les autres directeurs de centre culturel vont en crever de jalousie, je peux vous le dire. Je n'avais jamais vu un tel enthousiasme dans le public depuis le récital des Petits Chanteurs à la Croix de Bois au centre culturel du Mont-Saint-Michel. Je veux que vous reveniez. Et vite.
– Sérieusement?
Il sortit son carnet de chèques, médita un peu et inscrivit: cinq mille francs.
– Votre cachet pour votre concert de ce soir, et pour vous aider à préparer votre prochain spectacle. Il faudrait que vous vous intéressiez davantage aux costumes, apposiez des affiches, envisagiez peut-être des fumigènes, un décor… Vous ne devez pas vous contenter de votre petite victoire de ce soir. La prochaine fois, je veux un concert réellement du tonnerre.