Elle se souvint de ce grand-père qui l'embrassait sur la bouche. Affectueusement, peut-être, mais sans lui demander son avis. Oui, c'est à ce moment qu'elle avait commencé à ne plus supporter qu'on la touche. Dès qu'elle savait qu'il y avait un repas de famille, elle courait se cacher sous la table, où elle chantonnait doucement. Elle se défendait des mains qui essayaient de la faire sortir de là. On est bien sous les tables. Elle n'acceptait de ressortir qu'au moment où tous les gens étaient partis afin d'éviter la corvée des bisous de l'au revoir, mais on ne lui laissait pas le choix.
Non, elle n'avait jamais été abusée sexuellement mais elle avait été abusée épidermiquement!
Le jeu s'arrêta tout aussi brusquement qu'il avait commencé et les Sept Nains se rassirent en cercle autour de leur Blanche-Neige. Elle remit de l'ordre dans sa chevelure.
– Tu voulais qu'on t'assassine, eh bien, c'est fait, dit Narcisse.
– Ça va mieux? demanda Francine.
– Vous m'avez fait beaucoup de bien, merci. Vous ne pouvez pas savoir combien vous m'avez fait de bien. N'hésitez pas à m'assassiner plus souvent.
Comment elle disait cela, ils repartirent pour une seconde séance de chatouilles où il lui sembla trouver l'agonie à force de rire. Ce fut Ji-woong qui y mit fin.
– Passons maintenant à la séance de pow-wow.
Paul versa de l'hydromel dans un gobelet; chacun y trempa ses lèvres tour à tour. Boire ensemble. Il distribua ensuite à chacun des gâteaux secs. Manger ensemble.
Quand leurs mains s'assemblèrent pour former le cercle, Julie perçut leur regard, elle perçut leur chaleur et se sentit protégée.
«Quel meilleur objectif dans la vie que de parvenir à un instant tel que celui-ci où chacun s'unit sans aucune arrière-pensée, songea-t-elle. Mais est-on absolument obligé de faire la révolution pour y arriver?»
Puis ils discutèrent des nouvelles conditions de vie imposées par l'embargo policier. Les solutions pratiques fusèrent. Loin d'affaiblir leur révolution cette pression extérieure était en train de resserrer leurs liens.
152. PETITE BATAILLE DU SOIR
Au fur et à mesure que les technologies se développent dans Bel-o-kan en pleine mutation, la religion prend son essor. Les déistes ne se contentent plus de tracer partout leurs cercles, elles déposent sur les murs l'odeur de leur religion.
En ce deuxième jour du règne de Princesse 103e, 23e prononce un sermon dans lequel elle déclare que le but de la religion déiste est de convertir à la vénération des dieux toutes les fourmis du monde et que c'est leur rendre service que d'assassiner les laïques.
Dans la Cité, on constate que les déistes coirinencent à se montrer particulièrement agressives. Elles avertissent les laïques: si elles s'obstinent à ne pas adorer les dieux, les Doigts les écraseront et, au cas où les Doigts ne les écraseraient pas, elles, les déistes, s'en chargeraient.
Il s'ensuit une curieuse atmosphère dans la Nouvelle-Bel -o-kan avec un clivage entre, d'un côté, les fourmis «technologiques», qui vivent dans l'admiration de ce que les Doigts sont parvenus à faire grâce à leur maîtrise du feu, du levier et de la roue et de l'autre, les fourmis «mystiques» qui ne vivent que dans la prière et pour qui seulement songer à reproduire les actes des Doigts est déjà un blasphème.
Princesse 103e est convaincue qu'un conflit est inévitable. Les déistes sont trop intolérantes et trop sûres d'elles. Elles ne veulent plus rien apprendre, elles ne déploient d'efforts que pour convertir leur entourage. Quelques meurtres de laïques sont imputés aux déistes mais on évite de trop en parler pour éviter une guerre civile.
Les douze fourmis exploratrices, le prince et la princesse sont réunis dans la loge royale. Prince 24e reste confiant. Il revient des laboratoires dont les progrès l'enchantent: les ingénieurs du feu réussissent maintenant à placer des braises dans des boîtes légères de feuilles tressées avec un fond de terre, ce qui permet de les transporter sans danger pour éclairer ou chauffer une zone. 5e signale que les déistes se moquent bien des sciences et du savoir. C'est cela qui inquiète la jeune exploratrice: dans le monde religieux, rien n'a besoin d'être prouvé. Lorsqu'un ingénieur affirme que le feu permet de durcir le bois, il se peut que son expérience rate et on ne lui fera plus confiance, mais quand une mystique assure que «les Doigts sont tout-puissants et qu'ils sont à l'origine de l'existence des fourmis», il faudrait être sur place à chaque fois pour la démentir.
Princesse 103e murmure:
La religion est peut-être malgré tout une phase d'évolution des civilisations.
5e estime qu'il faut prendre ce qu'il y a de bon chez les Doigts et laisser ce qu'il y a de mauvais, comme la religion. Mais comment prendre l'un sans l'autre? 103e, 24e et l'escouade des douze jeunes exploratrices se réunissent en cercle et réfléchissent. Si, au deuxième jour de leur nouvel État, il y a déjà des heurts avec les déistes, les troubles n'iront qu'augmentant. Il faut les arrêter au plus vite.
Les tuer?
Non, elles ne peuvent tuer des sœurs simplement parce qu'elles se figurent que les Doigts sont des dieux.
Les expulser?
Peut-être vaut-il mieux en effet qu'elles créent leur propre État, sous-développé, mystique et intolérant, loin de la fourmilière de Bel-o-kan tout entière tournée vers la modernité et les technologies de pointe.
Mais elles n'ont pas le temps de pousser plus loin leur conciliabule. Des coups sourds résonnent sur les murs de la Cité.
L'alerte.
Des fourmis galopent dans tous les sens. Une odeur circule.
Les fourmis naines attaquent!
Partout on s'organise pour faire face aux assaillantes.
Les troupes des naines arrivent par la passe nord et il est trop tard pour tenter de les pulvériser avec les leviers lanceurs de pierres. On ne pourra pas non plus utiliser le feu.
Les naines forment une longue armée pleine d'antennes, d'yeux et de mandibules. Leurs odeurs sont calmes et décidées. Pour elles, la simple vue d'une fourmilière qui fume sans brûler est suffisamment choquante pour légitimer un carnage. 103e aurait dû se rendre compte qu'il est impossible de manipuler tant de choses nouvelles sans susciter la méfiance, la jalousie et la peur.
La princesse monte tout en haut du dôme, en prenant garde à ne pas trop s'approcher de la fumée de la cheminée principale, et, avec ses nouveaux sens, elle observe la grande armée qui se déploie.
Elle fait signe à 5e de sortir les légions d'artillerie et de les placer en avant-garde pour empêcher l'ennemi de progresser. Princesse 103e en a assez de voir la mort. Il paraît que l'écœurement face à la violence est signe de vieillesse mais elle n'en a cure. C'est le paradoxe de cette fourmi dégénérée d'être vieille dans sa tête et jeune dans son corps. Sous elle, le dôme palpite des coups d'abdomens que donnent les ouvrières pour signaler l'alerte phase II.
La Cité a peur. L'armée ennemie n'en finit pas de s'étirer, grossie de maintes fourmilières voisines qui se sont rangées derrière les naines pour faire ployer l'arrogante fédération des rousses. Pire, il y a dans ses rangs des fourmilières rousses de leur propre fédération. Elles doivent s'inquiéter depuis un moment de ce qui se trame dans la Nouvelle-Bel -o-kan.
Princesse 103e se souvient d'un documentaire qu'elle a vu sur un écrivain Doigt du nom de Jonathan Swift. Cet humain disait à peu près qu'«on s'aperçoit qu'un nouveau talent a émergé au fait qu'il se crée spontanément autour de lui une conjuration d'imbéciles pour le briser».
Cette conjuration d'imbéciles, Princesse 103e la voit à présent se dresser devant elle. Tant et tant d'imbéciles prêts à mourir pour que rien ne bouge, pour que tout revienne en arrière, pour que demain ne soit qu'un autre hier. Prince 24e vient se blottir contre la princesse. Il a peur et a besoin de la présence rassurante de l'autre sexuée.