173. INTÉRIEUR NUIT
Les fourmis déistes voyagent dans le noir puant et visqueux des entrailles du lombric. Elles sont cernées de viscères palpitants dont l'odeur les écœure mais elles savent que, dehors, c'est la mort assurée.
De l'intérieur, elles comprennent comment l'annélide se propulse. Par sa bouche, il avale de la terre, lui fait traverser son corps avec son système digestif, puis la rejette presque instantanément par son anus. Le ver est comme un réacteur qui aspire et éjecte du sable.
Les fourmis s'écartent pour laisser passer les boulettes de boue. Dehors, le lombric gonfle sa tête puis en repousse l'enflure jusqu'à sa queue, ce qui accroît sa vitesse. Et ainsi farci de religieuses, il traverse la Nou-velle -Bel-o-kan.
Il se trouve que les lombrics et les fourmis ont passé des accords de bonne entente. Les fourmis n'en mangent que très peu et leur permettent de circuler dans leur cité. Elles les nourrissent et, en échangent, ils creusent des galeries plus faciles à consolider pour les ouvrières. Quand même, dans cet environnement visqueux, les déistes n'en mènent pas large.
Où allons-nous? demanda l'une d'elles à leur prophé-tesse.
23e dit que, maintenant, il faudrait un miracle pour les sauver. Et elle prie pour que les dieux interviennent en leur faveur.
Le ver finit par sortir du dôme. Mais à peine a-t-il montré le bout de sa tête hors de la cité qu'une mésange fonce en piqué et l'attrape, sans savoir qu'il est rempli de locataires fourmis.
Que se passe-t-il? demande une fourmi, sentant dans son système d'oreille interne qu'ils prennent de l'altitude.
Je crois que cette fois-ci les dieux nous ont entendues. Ils nous invitent dans leur monde, annonça sentencieusement la prophétesse 23e en glissant avec toutes ses compagnes dans l'estomac de cette mésange qui remontait haut dans les nuages.
174. ENCYCLOPEDIE
INTERPRÉTATION DE LA RELIGION DANS LE YUCATÂN: Au Mexique, dans un village indien du Yucatân nommé Chicumac, les habitants ont une étrange manière de pratiquer leur religion. Ils ont été convertis de force au catholicisme par les Espagnols au seizième siècle. Mais les missionnaires des premiers temps sont morts et, comme cette région est coupée du reste du monde, on ne l'a pas repourvue en prêtres neufs. Pendant près de trois siècles les habitants de Chicumac ont pourtant maintenu la liturgie catholique, mais, comme ils ne savaient ni lire ni écrire, ils ont transmis les prières et le rituel par tradition orale. Après la révolution, lorsque le pouvoir mexicain s'est restabilisé, le gouvernement a décidé de répandre des préfets partout pour créer une administration qui contrôle vraiment le pays. L'un d'entre eux a donc été envoyé en 1925 à Chicumac. Le préfet a assisté à la messe et s'est aperçu que par la tradition orale les habitants étaient parvenus à retenir presque parfaitement les chants latins. Pourtant le temps avait entraîné une petite dérive. Pour remplacer le prêtre et les deux bedeaux, les habitants de Chicumac avaient pris trois singes. Et, cette tradition des singes s'étant perpétuée à travers les âges, ils en étaient arrivés à être les seuls catholiques qui vénéraient à chaque messe… trois singes.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
175. SUPERMARCHE
– Maman, il y a des gens à l'intérieur de la hutte d'Indiens!
Un enfant les montrait du doigt.
Julie et David ne prirent pas le temps de s'étonner de se réveiller en survêtement dans un tipi fluo, ils en sortirent avant que quiconque ne pense à alerter le service de sécurité.
Le supermarché, dès le matin, était bondé de monde.
Des montagnes de denrées multicolores s'étalaient comme dans une gigantesque caverne d'Ali Baba.
Des clients pressés poussaient leurs Caddie en suivant inconsciemment le rythme de la musique diffusée par les haut-parleurs: «Le Printemps» de Vivaldi, accéléré afin de pousser les consommateurs à se hâter de faire leurs achats.
Tout n'est que rythme. Ceux qui contrôlent les rythmes contrôlent les battements cardiaques.
Leur regard fut attiré par des étiquettes rouges «pro-mo», «solde» ou «deux pour le prix d'un». Pour la plupart des clients, tant de nourriture étalée semblait trop beau, trop impie pour être permanent. À la lecture des journaux, ils étaient persuadés de vivre une époque intermédiaire entre deux crises et qu'il était impératif d'en profiter.
Paradoxalement, plus l'Occident s'installait dans la paix, plus les gens s'extasiaient devant la nourriture et redoutaient d'en manquer.
Les aliments s'étalaient à perte de vue dans toutes les directions et même en hauteur. Des conserves, des surgelés, des sous-vide, des lyophilisés. Du végétal, de l'animal, du chimique né de la seule imagination des ingénieurs en agroalimentaire.
Au stand des biscuits, plusieurs enfants dévoraient des paquets qu'ils prenaient directement sur les rayons avant de les jeter par terre.
Comme ils n'avaient pas d'argent sur eux, David et Julie firent de même. Les enfants, amusés de voir des adultes se conduire comme eux, leur proposèrent des bonbons: réglisses, caramels mous, guimauve, marshmal-lows, chewing-gums. C'était un peu écœurant d'avaler des bonbons au petit déjeuner, mais les fugitifs avaient trop faim pour faire les difficiles.
Après s'être ainsi restaurés, Julie et David se dirigèrent discrètement vers la sortie, en passant par le portillon «sortie sans achats». L'endroit était surveillé par deux caméras vidéo.
Un agent de sécurité les suivait et David suggéra à Julie de se dépêcher un peu.
La musique en fond sonore était maintenant «Stairway to Heaven» de Led Zeppelin. Le morceau présentait l'in térêt de démarrer doucement et de se terminer à cent à l'heure, exactement comme étaient censés se comporter les clients de l'hypermarché.
Les pas des deux lycéens s'accélérèrent avec la musique. Ceux de l'agent de sécurité qui les suivait aussi. Maintenant, il n'y avait plus de doute. Il était après eux. Soit il s'était aperçu, grâce aux caméras vidéo, qu'ils s'étaient gavés gratuitement de biscuits, soit il les avait reconnus à partir des portraits diffusés dans les journaux.
Julie accéléra encore, Led Zeppelin fit de même.
Le portillon «sortie sans achats» semblait encore à leur portée. Ils se mirent à courir. David savait qu'il ne faut jamais courir devant un policier ou devant un chien mais sa peur fut la plus forte. À ses premières grandes foulées, l'agent de sécurité tira un sifflet et lança un signal strident qui vrilla les tympans de tous les clients à la ronde. Plusieurs vendeurs abandonnèrent immédiatement leur travail et convergèrent vers les suspects.
À nouveau, il fallait fuir, et vite.
Julie et David prirent leur élan pour franchir une haie de caissières et gagner la rue. David boitait de moins en moins. Il y a des moments où avoir des rhumatismes articulaires est un luxe qu'on ne peut se permettre.
Dans le magasin, les employés ne renoncèrent pas pour autant à les rattraper. Ils devaient être habitués à faire la chasse à courre aux voleurs. Ce devait être pour eux une distraction dans leur train-train quotidien.
Derrière eux, une grosse vendeuse cavalait en brandissant une cartouche de gaz lacrymogène, un manutentionnaire fit tournoyer une barre de fer tandis qu'un agent de la sécurité beuglait: «Arrêtez-les, arrêtez-les!»
David et Julie couraient et débouchèrent dans une impasse. Ils étaient pris au piège. Bientôt, les vendeurs du supermarché les captureraient. Une voiture surgit alors, bouscula les vendeurs et les badauds qui déjà s'attroupaient pour l'hallali. Une portière s'ouvrit à la volée.