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Et l'on fit passer à l'écran la photo de Narcisse.

– Narcisse est dans le coma! s'exclama David.

Julie avait certes vu le styliste des insectes se faire tabasser par les Rats noirs puis une ambulance l'emporter mais de là à l'imaginer dans le coma!

– Il faut qu'on aille lui rendre visite à l'hôpital, dit Julie.

– Pas question, rétorqua David. On se ferait prendre aussitôt.

La télévision présentait en effet une affiche avec les huit portraits agrandis des musiciens du groupe «Les Fourmis». Ils furent satisfaits d'apprendre que, comme eux, les cinq autres avaient pu s'échapper. Ainsi qu'Elisabeth.

– Eh bien, dites-donc, quelle histoire, les enfants! Vous feriez mieux de rester bien tranquillement ici en attendant que ça se tasse.

Le professeur de philosophie leur proposa pour dessert un yaourt et se leva pour préparer le café.

Julie enrageait tandis que, sur l'écran, on montrait les ravages provoqués par cette «Révolution des fourmis» dans le lycée de Fontainebleau: salles de classe saccagées, draps déchirés, meubles jetés au feu.

– Nous avons réussi à montrer qu'il était possible de faire une révolution sans violence. Ils veulent nous enlever même ça!

– Bien sûr, intervint le professeur de philosophie. Votre copain Narcisse me semble bien mal en point.

– Mais ce sont les Rats noirs, qui l'ont amoché. Ce ne sont que des provocateurs! s'écria Julie.

– Notre révolution est quand même parvenue à tenir six jours sans violence, renchérit David.

L'enseignant fit la moue, comme si leur plaidoyer ne le satisfaisait pas vraiment. Lui, si peu rigoriste dans ses notations, semblait soudain déçu par leurs copies.

– Il y a quelque chose qui vous échappe complètement. Sans violence, rien n'est spectaculaire, donc média-tiquement intéressant. Votre révolution est passée à côté de la plaque précisément parce qu'elle se voulait sans violence. De nos jours, pour toucher les foules, il faut absolument passer aux actualités de vingt heures et, pour passer aux actualités de vingt heures, il faut des morts, des accidentés de la route, des victimes d'avalanche, qu'importe, pourvu qu'il y ait du sang. On ne s'intéresse qu'à ce qui ne va pas et qui fait peur. Vous auriez dû tuer ne serait-ce qu'un seul flic. En voulant à tout prix prôner la non-violence, vous vous êtes condamnés à n'être qu'une petite fête scolaire, une kermesse de lycée, c'est tout.

– Vous plaisantez! s'offusqua Julie.

– Non, je suis réaliste. Heureusement que ces petits fachos sont venus vous attaquer, sinon votre révolution aurait fini par sombrer dans le ridicule. Des gosses de bonne famille qui occupent un lycée histoire de fabriquer des vêtements en forme de papillon, ça incite plus au rire qu'à l'admiration. Vous devriez les remercier d'avoir expédié votre copain dans le coma. S'il meurt, vous aurez au moins un martyr!

Était-il sérieux? Julie s'interrogeait. Elle savait pertinemment qu'en optant pour la non-violence, sa révolution perdrait certes beaucoup de sa virulence mais c'est ainsi qu'elle avait choisi de jouer le jeu, conformément aux préceptes de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Gandhi avait réussi une révolution non-violente. Cela pouvait exister.

– Vous avez échoué.

– Nous avons quand même monté des affaires commerciales solides. Au plan économique, notre révolution a été une réussite, rappela David.

– Et alors? Les gens s'en moquent bien. S'il n'y a pas de caméras de télévision pour témoigner d'un événement, c'est comme s'il n'avait pas existé.

– Mais…, reprit le garçon. Nous avons pris notre destin en main, nous avons créé une société sans dieux ni maîtres, exactement comme vous nous l'aviez conseillé.

Le professeur de philosophie haussa les épaules.

– C'est bien là où le bât blesse. Vous avez essayé et vous avez échoué. Vous avez tourné ce projet en farce.

– Elle ne vous plaît donc pas, notre révolution? interrogea Julie, étonnée du ton de l'enseignant.

– Non, pas du tout. En matière de révolution, comme en toutes choses, il y a des règles à respecter. Si je devais vous noter, c'est à peine si je vous mettrais 4 sur 20. Vous n'êtes que des révolutionnaires de pacotille! Aux Rats noirs, en revanche, j'accorderais un beau 18 sur 20.

– Je ne vous comprends pas, murmura Julie, abasourdie.

Le professeur de philosophie tira un cigare de son coffret, l'alluma soigneusement et se mit à le fumer, lâchant chaque bouffée avec volupté. Ce ne fut que lorsque la jeune fille remarqua qu'il consultait régulièrement la pendule du salon qu'elle comprit. Tous ces discours provocants n'avaient pour but que de détourner leur attention et de les retenir là.

Elle bondit sur ses pieds, mais il était trop tard. Elle entendait les sirènes de cars de police.

– Vous nous avez dénoncés!

– C'était nécessaire, énonça le professeur de philosophie, fuyant leurs regards accusateurs et tirant négligemment sur son cigare.

– Nous avions confiance en vous et vous nous avez dénoncés!

– Je ne fais que vous aider à passer à l'étape suivante. C'est indispensable, vous dis-je. Je parfais votre éducation de révolutionnaires. Prochaine étape: la prison. Tous les révolutionnaires ont vécu ça. Vous serez sûrement meilleurs en martyrs qu'en utopistes non-violents. Et avec un peu de chance, cette fois, vous aurez les journalistes.

Julie était écœurée.

– Vous disiez que quiconque n'est pas anarchiste à vingt ans est stupide!

– Oui, mais j'ai aussi ajouté que, passé trente ans, quiconque demeurait anarchiste était encore plus stupide.

– Vous disiez avoir vingt-neuf ans, signala David.

– Désolé, hier, justement, c'était… mon anniversaire.

David attrapa la jeune fille par le bras.

– Tu ne vois pas qu'il cherche à te faire perdre du temps? Occupons-nous seulement de nous tirer d'ici. On a encore une chance d'y arriver. Merci pour les sandwiches et au revoir monsieur.

David dut la pousser dans l'escalier. Éviter le portail, en bas, où la police les attendait peut-être déjà. Il entraîna la jeune fille jusqu'au dernier étage. Trouver un vasistas. Monter sur un toit, puis un autre et un autre encore. Julie avait retrouvé ses réflexes quand il l'engagea à redescendre le long d'une gouttière. Pour ne pas être gêné il tenait sa canne dans la bouche.

Ils couraient. David tirait un peu la patte mais sa canne l'aidait à se mouvoir assez vite.

La soirée était belle et il y avait du monde dans les rues de Fontainebleau. Julie craignit un instant que quelqu'un ne la reconnaisse puis souhaita au contraire qu'un admirateur se manifeste et vienne à leur secours. Mais personne ne la reconnut. La révolution était morte, et Julie n'était plus reine.

La police était sur leurs traces et Julie en avait assez. Elle était lasse; ses nouvelles graisses fessière et ventrale ne suffisaient pas à fournir l'énergie indispensable pour lui permettre de courir vite.

Les lumières d'un supermarché clignotèrent tout près d'eux et Julie se souvint que l'Encyclopédie recommandait de se tenir attentif à tous les signes. «Vous trouverez ici tout ce dont vous avez besoin», indiquait l'enseigne.

– Entrons, dit-elle.

Les policiers étaient derrière eux mais, à l'intérieur, la foule les engloutit.

David et Julie se faufilèrent entre les travées, se dissimulèrent derrière des rangées d'aspirateurs et de machines à laver et parvinrent au rayon d'habillement pour les jeunes où ils se figèrent parmi des mannequins de cire. Le mimétisme, première défense passive des insectes…

Ils virent des policiers donner des consignes aux agents de sécurité du magasin puis passer près d'eux sans les remarquer avant de disparaître de leur champ de vision.

Et maintenant où aller?

Dans le coin des jouets, un tipi de nylon rose fluo les attendait. Julie et David s'y calfeutrèrent, se recouvrirent de jouets et attendirent que le silence se fasse autour d'eux pour s'endormir, pelotonnés et craintifs comme deux renardeaux.

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