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104. LA BATAILLE DU LYCEE

Ils étaient partis cinq cents du centre culturel, ils arrivèrent huit cents sur la grande place, face au lycée.

Leur manifestation n'avait rien d'un défilé revendicatif; c'était un véritable carnaval, au sens premier du mot.

Au Moyen Age, le carnaval avait une signification précise. C'était le jour des fous, celui où toutes les tensions se libèrent. Le jour du grand carnaval, toutes les règles étaient foulées aux pieds. On avait le droit de tirer les moustaches des gendarmes et de pousser les édiles dans le ruisseau. On pouvait sonner aux portes et jeter de la farine sur le visage de n'importe qui. On brûlait le bonhomme Carnaval, une marionnette géante de paille, symbole de toutes les autorités.

C'est parce que le jour de carnaval existait que, précisément, le pouvoir en place était respecté.

De nos jours, on a oublié le sens réel de cette manifestation sociologiquement indispensable. Le carnaval n'est désormais qu'une fête pour commerçants, comme Noël, la fête des pères, la fête des mères ou celle des grand-mères; ce ne sont plus que des fêtes vouées à la consommation.

On a oublié le rôle premier du carnaval: donner à la population l'illusion que la rébellion était possible, ne serait-ce que l'espace d'un seul jour.

Pour tous ces jeunes et même ces moins jeunes, ici, c'était la première fois depuis leur naissance qu'occasion leur était offerte d'exprimer leur envie de fête, mais aussi leurs révoltes et leurs frustrations. Huit cents personnes qui rongeaient leur frein depuis toujours se déchaînaient soudain en une grande sarabande.

Les amateurs de rock et les badauds avançaient en une longue cohorte bruyante et chamarrée. Parvenus sur la place du lycée, ils découvrirent six cars de CRS qui leur barraient la route.

Ils firent halte.

Les manifestants toisèrent les forces de l'ordre établi. Les forces de l'ordre établi toisèrent les manifestants. Julie considéra la situation.

Le commissaire Maximilien Linart, brassard au-dessus du coude, était posté devant ses hommes, faisant face à la masse bruyante.

– Dispersez-vous, cria-t-il dans son porte-voix.

– Nous ne faisons rien de mal, répondit Julie sans porte-voix.

– Vous troublez l'ordre public. Il est dix heures passées. Les habitants désirent dormir et vous vous livrez à du tapage nocturne.

– On veut juste aller faire la fête au lycée, rétorqua Julie.

– Le lycée est fermé la nuit et vous n'avez pas l'autorisation de le faire rouvrir. Vous avez fait assez de bruit. Dispersez-vous, rentrez chez vous. Je vous répète que les gens ont le droit de dormir.

Une seconde, Julie hésita mais elle se reprit vite, toute à son rôle de Pasionaria:

– Nous ne voulons pas que les gens dorment. Que le monde se réveille!

– C'est toi, Julie Pinson? interrogea le commissaire. Rentre à la maison, ta mère doit s'inquiéter.

– Je suis libre. Tous, nous sommes libres. Rien ne nous arrêtera. En avant pour la…

Le mot ne parvenait pas à sortir de sa gorge. Faiblement d'abord, puis avec plus de conviction, elle articula encore:

– En avant pour la… pour la Révolution. Une clameur monta de la foule. Tous étaient prêts à jouer le jeu. Car ce n'était qu'un jeu, même si cette présence policière risquait de le rendre dangereux. Sans que Julie le leur demande, ils levèrent le poing et entonnèrent l'hymne du concert:

Fin, ceci est la fin.

Ouvrons tous nos sens.

Un vent nouveau souffle ce matin.

Écartant les bras, se donnant la main pour montrer leur nombre et occuper toute la place, ils s'avancèrent vers le lycée.

Maximilien se concerta avec ses subordonnés. L'heure n'était plus à la négociation. Les consignes du préfet étaient claires. Pour restaurer l'ordre public, il fallait disperser au plus vite les trublions. Il proposa d'utiliser la tactique du boudin, laquelle consistait à charger au centre afin que les manifestants se dispersent sur les cotés.

De son côté, Julie rassemblait les Sept Nains pour discuter, elle aussi, de la suite des événements. Ils décidèrent de constituer huit groupes autonomes de manifestants, avec chacun à leur tête un des musiciens.

– Il faudrait pouvoir communiquer entre nous, dit David.

Ils demandèrent à la foule amassée autour d'eux si certains avaient des téléphones portables à prêter à la Révolution. Il leur en fallait huit. On leur en proposa davantage. Apparemment, même pour se rendre à un concert, les gens étaient incapables de se séparer de leur appareil.

– Nous allons utiliser la technique du chou-fleur, dit Julie.

Et elle expliqua à la cantonade la stratégie qu'elle venait d'improviser.

Les manifestants reprirent leur marche. En face, les policiers mirent leur plan en pratique. À leur grande surprise, ils ne rencontrèrent pas de résistance. Le chou-fleur, inventé par Julie, s'émietta. Dès que les policiers s'approchèrent, les manifestants se dispersèrent dans huit directions différentes.

Les rangs compacts des policiers se désagrégèrent pour les poursuivre.

– Restez groupés! Protégez le lycée, ordonna Maximilien dans son porte-voix.

Les CRS, comprenant le danger, reformèrent leur peloton au centre de la place tandis que les manifestants poursuivaient leur manœuvre.

Julie et les filles du club de aïkido étaient les plus proches des forces de l'ordre auxquelles elles adressaient force sourires et baisers provocateurs.

Attrapez cette meneuse, dit le commissaire en désignant Julie.

Le peloton de CRS se dirigea aussitôt vers Julie et ses amazones. C'était exactement ce qu'avait souhaité la jeune fille aux yeux gris clair. Elle donna l'ordre de fuite groupée et signala dans son téléphone:

– Ça y est. Les chats poursuivent les souris.

Pour mieux démonter les policiers, les amazones avaient déchiré leur tee-shirt, dévoilant un peu leurs charmes. L'air embaumait la guerre et les parfums féminins.

105. ENCYCLOPEDIE

STRATÉGIE D'ALYNSKI: En 1970, Saul Alynski, agitateur hippie et figure majeure du mouvement étudiant américain, publia un manuel énonçant dix règles pratiques pour mener à bien une révolution.

1. Le pouvoir n'est pas ce que vous possédez mais ce que votre adversaire s'imagine que vous possédez.

2. Sortez du champ d'expérience de votre adversaire. Inventez de nouveaux terrains de lutte dont il ignore encore le mode de conduite.

3. Combattez l'ennemi avec ses propres armes. Utilisez pour l'attaquer les éléments de son propre code de références.

4. Lors d'une confrontation verbale, l'humour constitue l'arme la plus efficace. Si on parvient à ridiculiser l'adversaire ou, mieux, à contraindre l'adversaire à se ridiculiser lui-même, il lui devient très difficile de remonter au créneau.

5. Une tactique ne doit jamais devenir une routine, surtout lorsqu'elle fonctionne. Répétez-la à plusieurs reprises pour en mesurer la force et les limites, puis changez-en. Quitte à adopter une tactique exactement contraire.

6. Maintenez l'adversaire sur la défensive. Il ne doit jamais pouvoir se dire: «Bon, je dispose d'un répit, profitons-en pour nous réorganiser.» On doit utiliser tous les éléments extérieurs possibles pour maintenir la pression.

7. Ne jamais bluffer si on n'a pas les moyens de passer aux actes. Sinon, on perd toute crédibilité.

8. Les handicaps apparents peuvent se transformer en les meilleurs des atouts. Il faut revendiquer chacune de ses spécificités comme une force et non comme une faiblesse.

9. Focaliser la cible et ne pas en changer durant la bataille. Il faut que cette cible soit la plus petite, la plus précise et la plus représentative possible.

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