Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Les bords du nénuphar se replient vers le haut pour former une sorte de bol. Les astronautes qui atterrissaient dans leur capsule devaient ressentir la même chose. D'ailleurs, sous le frottement de l'air, le plancher du nénuphar commence à s'échauffer.

Princesse 103e sent ses griffes qui lâchent les unes après les autres. Elle sait qu'elle va bientôt être éjectée.

Choc. Le bateau-fleur atterrit de toute sa coque sur les eaux. Il s'enfonce un peu mais c'est si rapide qu'elles ne sont même pas submergées. Cependant, une fraction de seconde, Princesse 103e a droit à un spectacle unique: le trou creusé dans l'eau par leur chute la met presque face à face avec les habitants subaquatiques.

Elle a juste le temps de voir un goujon aux yeux tout ronds et deux tritons à crête que, par effet ressort, le bateau remonte. Une vague les arrose, mouille leurs antennes, interrompant quelques secondes toutes leurs perceptions.

Elles ont passé le torrent! Le fleuve d'argent s'est apaisé comme s'il en avait assez de les tourmenter. Elles sont toutes sauves et il n'y a plus de nouvelle cascade en vue.

Les exploratrices secouent leurs antennes, encore recouvertes de phéromones de panique et d'eau.

5e se lèche pour enlever l'eau.

Elles se livrent à des trophallaxies sucrées qui les rapprochent. Elles ont survécu au fleuve. Elles ont passé leur cap Horn. Tout rentre dans la normalité. Une libellule dévore une demoiselle. Une truite la dévore à son tour.

Le vaisseau-fleur glisse à nouveau sur le ruban argenté, emporté par le courant qui le mène vers le sud. Mais il est tard, le soleil s'est fatigué de briller. Il redescend doucement pour rejoindre son terrier. Il s'enfonce, là-bas dans le sol, tandis que tout devient gris. Un brouillard sale se répand. On n'y voit plus qu'à quelques centimètres. La vapeur d'eau empêche en outre les fourmis d'utiliser leur radar olfactif. Même les bombyx, champions du repérage, vont se cacher. Un rideau de brume envahit tout comme pour voiler la lâcheté du soleil.

Au-dessus des myrmécéennes volent des papillons demi-paons. Princesse 103e observe leurs mouvements majestueux. Elle est si contente d'être encore vivante et puis, c'est si beau les papillons.

94. ENCYCLOPEDIE

PAPILLON: À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, le Dr Elizabeth Kubbler Ross fut appelée à soigner des enfants juifs rescapés des camps de concentration nazis.

Quand elle pénétra dans le baraquement où ils gisaient encore, elle remarqua que, sur le bois des lits, était gravé un dessin récurrent qu'elle retrouva par la suite dans d'autres camps où avaient souffert ces enfants.

Ce dessin ne présentait qu'un seul motif simple: un papillon.

La doctoresse pensa d'abord à une sorte de fraternité qui se serait manifestée ainsi entre enfants battus et affamés. Elle crut qu'ils avaient trouvé avec le papillon leur façon d'exprimer leur appartenance à un groupe tout comme autrefois les premiers chrétiens avec le symbole du poisson. Elle demanda à plusieurs enfants ce que signifiaient ces papillons et ils refusèrent de lui répondre. Un gamin de sept ans finit pourtant par lui en révéler le sens: «Ces papillons sont comme nous. Nous savons tous, au fond de nous, que ce corps qui souffre n'est qu'un corps intermédiaire. Nous sommes des chenilles et un jour notre âme s'envolera hors de toute cette saleté et cette douleur. En le dessinant nous nous le rappelons mutuellement. Nous sommes des papillons. Et nous allons bientôt nous envoler.»

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

95. CHANGEMENT DE VAISSEAU

Soudain, devant elles, apparaît un rocher. Les fourmis veulent le contourner mais le rocher ouvre deux yeux et dévoile une bouche énorme.

Attention. Ces pierres sont vivantes! vocifère olfacti-vement 10e.

Ça galope sur le bastingage. Elles se laissent glisser sur les angles de la feuille de nénuphar comme des pompiers sur des mâts. Déjà 15e a dégainé son abdomen, prête à tirer. Elles n'auront jamais de répit.

Des pierres vivantes maintenant!

Toutes les fourmis hurlent des conseils divers et contradictoires.

Princesse 103e se penche sur le bord du nénuphar. Il n'est pas possible que des minéraux nagent et ouvrent une bouche. Elle scrute attentivement le rocher, lui trouve des formes un peu trop régulières. Ce n'est pas un galet, c'est une tortue! Cependant, celle-ci ne ressemble à aucune des tortues de leur connaissance: elle nage. Les fourmis n'ont jamais vu ça.

Elles ne le savent pas mais, en fait, cette tortue aquatique vient de Floride. Dans la dimension supérieure, il est à la mode pour les enfants de jouer avec ce type de tortues aquatiques. Comme elles ont une forme bizarre et un nez retroussé, elles sont facilement devenues les favorites des petits qui les installent sur de fausses îles désertes transparentes en plastique. Mais lorsque les enfants se lassent de leurs petits animaux-jouets, ils n'osent pas les jeter dans la poubelle familiale, alors, ils s'en débarrassent dans le lac, l'étang ou le ruisseau le plus proche.

Les tortues s'y reproduisent sans difficulté. En effet, en Floride, les tortues ont pour prédateur un oiseau dont le bec est doté d'une forme spéciale lui permettant de briser leur carapace. Évidemment, on n'a pas pensé à importer le prédateur naturel en même temps que la tortue de décoration, si bien que ces bêtes d'Orient se sont avérées de véritables terreurs pour les lacs et les ruisseaux d'Europe. Elles ont massacré les vers de vase, les poissons et les tortues autochtones.

Et c'est précisément l'un de ces épouvantails qu'affrontent à présent Princesse 103e et ses compagnes d'aventure. Le monstre plat approche en claquant des mâchoires. Les dytiques brassent l'eau à toute vitesse dans l'espoir de leur échapper.

C'est la course entre le radeau-nénuphar et le monstre aux yeux jaunes. Ce dernier est plus lourd, plus rapide, plus aquadynamique. Il rattrape donc le bateau-fleur sans aucune difficulté. Un à un, il croque les dytiques de propulsion puis présente sa bouche béante, invitant les fourmis à se laisser manger plutôt que de lui offrir une résistance inutile.

Se souvenant d'un feuilleton sur les aventures d'Ulysse et leurs multiples péripéties, avec une grande présence d'esprit, Princesse 103e organise ses troupes. Elle propose d'attraper une branche basse qui passe. Que les insectes bardés des plus grosses mandibules en taillent l'extrémité pour en faire un épieu!

Déjà la tortue mordille la poupe du bateau, risquant à tout moment de le faire chavirer. Quelques exploratrices s'efforcent de tenir le monstre à distance en visant ses naseaux de tirs d'acide formique qu'elles décochent depuis le haut des pétales du nénuphar. Sans résultat. À l'avant, on taille la lance de bois. Lorsque 103e la juge fin prête, toutes l'empoignent et galopent sur la surface du nénuphar. Sus à la bête!

Visez l'œil! hurle Princesse 103e, se souvenant de l'épisode concernant Ulysse et le Cyclope.

Le pieu frappe le visage de la tortue aquatique mais ne s'y enfonce pas. Il se casse. La bouche énorme de la bête bée, elle s'apprête à trancher l'arrière du vaisseau. Alors, 103e en revient à des procédés moins anciens et plus efficaces. Foin d'Ulysse, Tex Avery est bien meilleur stratège. 103e place en position verticale le tronçon restant de la brindille-pieu et fonce en avant. Lorsque le monstre essaie de refermer sa gueule, la brindille demeure coincée en travers.

Comme toutes les tortues, celle-ci tente naturellement de rentrer la tête sous sa carapace, mais la bouche grande ouverte bloque, et plus elle s'efforce de rentrer la tête, plus l'épieu s'enfonce dans son palais.

15e pense qu'on peut tirer parti de la situation. Elle fait signe à 6e, 7e, 8e, 9e et 5e de courir à l'abordage. Avant que la bête n'ait eu le temps de s'éloigner, elles prennent leur élan, courent, sautent du bateau, atterrissent sur la langue blanche et pataugent dans sa salive.

65
{"b":"102708","o":1}