– Vous allez faire la moyenne entre le chiffre de la police et celui que je vais vous donner? Inutile. Sachez que nous sommes exactement cinq cent vingt et un.
– Et vous vous réclamez du gauchisme?
– Pas du tout.
– Du libéralisme, alors?
– Non plus.
Au bout du fil, l'homme semblait agacé.
– On est forcément de droite ou de gauche, affirma-t-il.
Julie se sentit lasse.
– Vous ne semblez capable de penser que dans deux directions, soupira la jeune fille. On n'avance pas qu'à gauche ou à droite. On peut aussi aller en avant ou en arrière. Nous, c'est «en avant».
Marcel Vaugirard rumina longuement cette réponse, déçu qu'elle ne corresponde pas avec ce qu'il avait déjà écrit.
Zoé, qui écoutait près de Julie, s'empara de l'appareil:
– Si on devait nous associer à un parti politique, il faudrait l'inventer et le nommer le parti «évolutionnis-te», l'informa-t-elle. Nous sommes pour que l'homme évolue plus vite.
– Ouais, c'est ce que je pensais, vous êtes des gauchistes, conclut le journaliste local, rassuré.
Et il raccrocha, content d'avoir une fois de plus tout compris d'avance. Marcel Vaugirard était un grand amateur de mots croisés. Il aimait que tout entre dans des cases. Pour lui, un article n'était qu'une grille toute prête dans laquelle on faisait rentrer des éléments à peine variables. Il disposait ainsi de toute une série de grilles. Une pour les articles politiques, une pour les événements culturels, une pour les faits divers, une autre encore pour les manifestations. Il commença à taper son article avec son titre déjà tout prêt: «Un lycée sous haute surveillance».
Énervée par cette conversation, Julie ressentit le besoin étrange de manger. Elle rejoignit Paul sur son stand. Il s'était finalement déplacé à l'est pour ne pas être gêné par les bruits du podium.
Ensemble, ils parlèrent des cinq sens.
Paul estimait que les humains se contentaient de leur seule vue pour transmettre quatre-vingts pour cent des informations à leur cerveau. Il y avait là un problème car, du coup, la vue se transformait en un sens tyran qui ramenait tous les autres à la portion congrue. Pour qu'elle s'en rende bien compte, il banda les yeux gris clair de son foulard et lui demanda de définir les odeurs émanant de son orgue à parfums. Elle se prêta volontiers au jeu.
Elle reconnut aisément des odeurs faciles comme celles du thym ou de la lavande, fronça les narines pour nommer le ragoût de bœuf, la chaussette usagée ou le cuir ancien. Le nez de Julie se réveillait. Toujours à l'aveuglette, elle détecta du jasmin, du vétiver et de la menthe. Elle réussit même, petit exploit, à identifier l'odeur de la tomate.
– Bonjour, mon nez, dit-elle.
Paul lui confia que, comme la musique, comme les couleurs, les odeurs sont faites de vibrations et lui proposa, yeux toujours bandés, de reconnaître des goûts.
Elle testa des aliments aux saveurs difficilement identifiables. De tout son palais qui se réveillait, elle chercha à les nommer. En fait, il n'y avait que quatre goûts: amer, acide, sucré, salé et tous les arômes étaient ensuite fournis par le nez. Attentivement, elle suivait la marche de la bouchée de nourriture. Poussée par les reptations de ses parois tabulaires, elle glissait dans son œsophage avant de parvenir dans son estomac où toute une variété de sucs gastriques l'attendait pour se mettre au travail. Elle rit de surprise de pouvoir les percevoir.
– Bonjour mon estomac!
Son corps était heureux de manger. Son système digestif se faisait connaître à elle. Il était prisonnier depuis si longtemps. Julie ressentit comme une frénésie de nourriture. Elle comprit que, ne se souvenant que trop bien de ses crises d'anorexie, son corps s'accrochait désormais à la moindre parcelle d'aliment de peur d'en être privé à nouveau.
Les sucres et les aliments gras semblaient tout particulièrement ravir son corps maintenant qu'elle en était à l'écoute. Toujours à l'aveuglette, Paul lui tendait des bouchées de gâteaux sucrés ou salés, de chocolat, de raisins, de pomme ou d'orange. Elle écoutait à chaque fois ses papilles et nommait ce qu'elle dégustait.
– Les organes s'endorment lorsqu'on ne pense pas à les utiliser, signala Paul.
Puis, comme elle avait toujours le bandeau sur les yeux, il l'embrassa sur la bouche. Elle sursauta, hésita et, finalement, le repoussa. Paul soupira:
– Excuse-moi.
En ôtant son bandeau, Julie était presque plus embarrassée que lui:
– Ce n'est rien. Ne m'en veux pas mais je n'ai pas tellement la tête à ça, ces temps-ci.
Elle sortit. Zoé, qui avait suivi la scène, lui emboîta le pas.
– Tu n'aimes pas les hommes?
– Je déteste en général les contacts épidermiques. Si ça ne tenait qu'à moi, je m'équiperais d'un immense pare-chocs pour me préserver de tous ces gens qui, pour un oui pour un non, s'emparent de ta main ou t'entourent les épaules, et je ne parle pas de tous ceux qui estiment indispensable de te faire la bise pour te dire bonjour. Ils te bavent sur les joues et c'est…
Zoé posa encore quelques questions sur sa sexualité à Julie et fut sidérée d'apprendre qu'à dix-neuf ans, elle, si mignonne, était toujours vierge.
Julie lui expliqua qu'elle n'avait pas envie de rapports sexuels car elle ne voulait pas ressembler à ses parents. Pour elle, la sexualité, c'était le premier pas vers la formation d'un couple, puis vers le mariage et enfin la vie de vieux bourgeois.
– Chez les fourmis il y a une caste à part, les asexués. Eux, on leur fout la paix et ils ne s'en portent pas plus mal. On ne leur rabâche pas à longueur de journée la honte du statut de «vieille fille» et de la solitude.
Zoé éclata de rire puis la prit par les épaules.
– Nous ne sommes pas des insectes. Nous sommes différents. Chez nous il n'y a pas d'asexués!
– Pas encore.
– Le problème, c'est que tu omets une notion essentielle: la sexualité ce n'est pas que la reproduction, c'est aussi le plaisir. Quand on fait l'amour on reçoit du plaisir. On donne du plaisir. On échange du plaisir.
Julie fit une moue dubitative. Pour l'instant, elle ne voyait pas la nécessité de former un couple. Encore moins celle d'avoir des contacts épidermiques avec qui que ce soit.
135. ENCYCLOPEDIE
MÉTHODE ÂNTI-CÉLIBAT: Jusqu'en 1920, dans les Pyrénées, les paysans de certains villages résolvaient d'une manière directe les problèmes de couple. Il y avait un soir dans l'année dit la «nuit des mariages». Ce soir-là, on réunissait tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles ayant seize ans. On se débrouillait pour qu'il y ait exactement le même nombre de filles et de garçons. Un grand banquet était donné en plein air, à flanc de montagne, et tous les villageois mangeaient et buvaient abondamment.
À une heure donnée, les filles partaient les premières avec une longueur d'avance. Elles couraient se dissimuler dans les taillis. Comme pour une partie de cache-cache, les garçons partaient ensuite à leur chasse. Le premier à avoir découvert une fille se l'appropriait. Les plus jolies étaient, bien sûr, les plus recherchées et elles n'avaient pas le droit de se refuser au premier qui les débusquait. Or, ce n'étaient pas forcément les plus beaux qui étaient les premiers à les découvrir mais toujours les plus rapides, les plus observateurs, les plus malins. Les autres n'avaient plus qu'à se contenter des filles moins séduisantes car aucun garçon n'était autorisé à rentrer au village sans fille. Si un plus lent, ou un moins débrouillard, refusait de se résoudre à se rabattre sur une laide et revenait les mains vides, il était banni du bourg.
Heureusement, plus la nuit s'avançait et plus l'obscurité avantageait les moins belles. Le lendemain, on procédait aux mariages. Inutile de préciser qu'il y avait peu de vieux garçons et de vieilles filles dans ces villages.