Elle prend conscience que jusqu'ici, elle n'a vécu qu'à moitié. Son cerveau s'élargit. Elle l'utilisait à 10 % de sa capacité, avec cette mixture hormonale, elle est peut-être passée à 30 %.
Qu'il est agréable d'avoir ses sens décuplés! Qu'il est agréable pour une fourmi si longtemps asexuée de devenir soudainement, par la magie de la chimie, une sexuée sensible.
Elle reprend peu à peu contact avec le réel. Elle est dans un guêpier. Dans la chaleur artificielle de ce nid de papier gris, elle ne sait même plus s'il fait nuit ou s'il fait jour. Il doit probablement faire nuit. C'est peut-être déjà le matin.
Combien d'heures, de jours, de semaines se sont écoulés depuis qu'elle a ingurgité la gelée royale? Elle n'a pas perçu le temps passer. Elle a peur.
La reine lui dit quelque chose.
68. LEÇON DE GYMNASTIQUE
– Allez, vous vous mettez en short et vous commencez par une petite foulée.
Tout autour ça bourdonnait. Certains étiraient leurs membres, beaucoup s'activaient et prenaient leur place sur la ligne de départ.
La journée débutait par la leçon de gymnastique.
– En ligne, j'ai dit. Je ne veux voir qu'une tête. À mon top départ, vous courez le plus vite que vous pouvez, levez bien les cuisses, allongez vos foulées, donnez-vous à fond, vous faites huit tours et je vous chronomètre, annonça le professeur. Vous êtes vingt, vous aurez donc la note de votre place. Le premier aura vingt et le dernier un.
Coup de sifflet strident, départ.
Julie et les Sept Nains obtempérèrent sans grande conviction. Ils avaient hâte que les cours se terminent afin de retourner à la salle de musique élaborer de nouveaux morceaux.
Ils arrivèrent bons derniers.
– Alors, on n'aime pas courir, Julie?
Julie haussa les épaules et ne prit pas la peine de répondre. La prof de gym était très costaude. Ancienne nageuse sélectionnée pour les jeux Olympiques, elle avait été en son temps repue d'hormones masculines pour lui donner du muscle et de la vigueur.
La prof annonça que le prochain exercice consisterait à grimper à la corde.
Julie s'accrocha, se balança d'avant en arrière, fit mine de prendre son élan, grimaça joliment sous l'effort sans parvenir à se soulever de plus d'un mètre.
– Allez, du nerf, Julie!
La jeune fille sauta à terre.
– Dans la vie, ça ne sert à rien de savoir grimper à la corde. On n'est plus dans la jungle. Il y a des ascenseurs et des escaliers partout.
Déconcertée, la prof de gym préféra lui tourner le dos et s'occuper d'élèves plus soucieux de leur musculation.
Récréation, suivie d'un cours d'allemand dont l'enseignante était régulièrement chahutée par ses élèves. Ils lui lançaient des œufs, des boules puantes, des boulettes de papier mâché à l'aide de sarbacanes. Julie ne supportait pas ces persécutions mais elle n'avait pas le courage d'intervenir contre l'ensemble de la classe.
Il était finalement plus facile d'affronter les professeurs que les élèves. Elle se trouva lâche. Elle ressentit de la compassion pour cette femme.
La cloche. Le cours de philosophie succédait à celui d'allemand. Le professeur entra dans la salle de classe et salua sa malheureuse consœur avec beaucoup de courtoisie. Il était son exact contraire. Toujours détendu, toujours le mot pour rire, il était très populaire dans l'établissement. Il donnait l'impression de tout savoir et de se promener nonchalamment dans l'existence en ignorant l'angoisse. Beaucoup de filles en étaient plus ou moins amoureuses. Certaines allaient jusqu'à lui confier leurs problèmes d'adolescentes et il jouait alors à la perfection le rôle de confident.
Thème du jour: la «révolte». Il inscrivit le mot magique au tableau, prit son temps puis commença:
– On constate vite dans l'existence que le plus facile est toujours de dire «oui». «Oui» permet de s'intégrer parfaitement dans la société. Acquiescez à leurs demandes et les autres vous accueilleront volontiers. Pourtant, il survient un moment où ce «oui» qui, jusqu'ici, ouvrait les portes soudain nous les ferme. C'est peut-être cela le passage à l'adolescence: l'instant où l'on apprend à dire «non».
Une fois de plus, il était parvenu à captiver ses élèves.
– Le «non» a au moins autant de pouvoir que le «oui». Le «non», c'est la liberté de penser différemment. «Non» affirme le caractère. «Non» effraie ceux qui disent «oui».
Le professeur de philosophie préférait arpenter la classe plutôt que de dispenser son savoir depuis son bureau. De temps en temps, il s'arrêtait, s'asseyait sur le rebord d'une table et prenait un élève à partie. Il poursuivit:
– Mais tout comme le «oui», le «non» a ses limites. Dites «non» à tout et vous vous retrouverez bloqués, isolés, sans plus d'échappatoires. Le passage à l'âge adulte, c'est le moment où l'on a appris à alterner les «oui» et les «non» sans plus acquiescer à tout ou tout refuser de façon systématique. Il ne s'agit plus de vouloir intégrer la société à tout prix ou de la rejeter en bloc. Deux critères doivent motiver le choix du «oui» ou du «non»: 1) l'analyse des conséquences futures à moyen et long terme; 2) l'intuition profonde. Distribuer les «oui» et les «non» à bon escient relève plus de l'art que de la science. Ceux qui savent dire «oui» ou «non» à bon escient finissent par gouverner non seulement leur entourage mais, ce qui est plus important, par se gouverner eux-mêmes.
Les filles du premier rang buvaient ses paroles, plus attentives au son de la voix qu'aux mots qu'il prononçait. Le professeur de philosophie mit les mains dans les poches de son jean et s'assit sur le pupitre de Zoé.
– Pour résumer, je vous rappellerai ce vieil adage populaire: «Il est stupide de ne pas être anarchiste à vingt ans mais… il est encore plus stupide de l'être encore passé trente.»
Il inscrivit la phrase au tableau.
Des stylos avides de tout noter grattaient les pages des cahiers. Certains élèves prononçaient en silence la phrase pour bien en mémoriser les syllabes au cas où on la leur demanderait à l'oral du bac.
– Et quel âge avez-vous, monsieur? interrogea Julie.
Le professeur de philosophie se retourna.
– J'ai vingt-neuf ans, répondit-il avec un sourire espiègle.
Il s'avança vers la jeune fille aux yeux gris.
– … Je suis donc encore anarchiste pour quelque temps. Profitez-en.
– Et être anarchiste, ça signifie quoi? demanda Francine.
– N'avoir ni dieu ni maître, se sentir un homme libre. Je me sens un homme libre et je compte bien vous apprendre à l'être aussi.
– Ni dieu ni maître, c'est facile à dire, intervint Zoé. Mais pour nous, ici, vous êtes notre maître et nous sommes donc bien obligés de vous écouter.
Le philosophe n'eut pas le temps de répondre. La porte s'ouvrit brusquement et le proviseur pénétra en trombe dans la salle. Rapidement, il monta sur l'estrade.
– Restez assis, demanda-t-il aux élèves. Je suis venu vous parler d'un sujet grave. Un pyromane rôde dans l'établissement. Il y a quelques jours, il y a eu un incendie dans le coin des poubelles et le concierge a découvert un cocktail Molotov près de la porte de derrière, laquelle est en bois. Notre lycée est en béton mais il n'en contient pas moins de faux plafonds garnis de laine de verre, des plastiques facilement inflammables et qui se consument très vite en dégageant des fumées extrêmement toxiques. J'ai donc décidé de nous doter d'un système anti-incendie des plus efficaces. Nous sommes désormais équipés de huit bornes contenant des lances à incendie déployables en quelques secondes et capables d'atteindre n'importe quelle zone de notre établissement qui pourrait se trouver en proie aux flammes.
Une sirène résonna mais le proviseur continua, de la même voix tranquille:
– … De plus, j'ai fait blinder la porte arrière qui est désormais à l'abri du feu et, je peux vous le garantir, tout à fait solide. Quant à la sirène que vous entendez maintenant, c'est un signal d'alarme avertissant qu'il y a un début d'incendie. Dorénavant, dès que vous l'entendrez vous vous mettrez en rang et, sans vous bousculer, vous quitterez au plus vite la classe pour vous regrouper dans la cour devant l'entrée. Faisons un essai.