En cet instant, observant le liquide jaunâtre qui partout détruisait la vie, Arthur eut honte d'être humain. Avec détermination, il dit d'une voix qui se voulait ferme:
– Cela suffit comme ça. Assez joué. Rendons-nous et arrêtons ce carnage.
Ensemble, ils s'avancèrent dans le tunnel, sortirent de la pyramide et se livrèrent aux forces de l'ordre. Nul n'hésita. Il n'y avait pas d'autre choix. Ils n'entretenaient plus qu'un seul espoir: en capitulant, ils arrêteraient peut-être le ballet des hélicoptères semeurs de poison.
215. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: CORRIDA
Saliveuse.: 10e.
CORRIDA:
Les Doigts sont les plus puissants prédateurs.
Pourtant, il semble que, par moments, pris de doute, ils ressentent l'envie de se le confirmer.
Alors, ils organisent des «corridas».
Il s'agit d'un rituel étrange au cours duquel un homme affronte l'animal qui lui paraît le plus puissant: le taureau.
Pendant plusieurs heures, ils se combattent, le taureau armé de ses cornes pointues, le Doigt d'une fine pique de métal.
Le Doigt l'emporte toujours et il n 'est pas prévu de libérer le taureau, fût-il vainqueur.
Le rituel de la corrida donne aux Doigts l'occasion de se rappeler à eux-mêmes qu 'ils sont les vainqueurs de la nature.
En mettant à mort un lourd taureau furieux, ils se redonnent le titre de maîtres de tous les animaux.
216. LE PROCÈS
Trois mois plus tard, c'était le procès.
Dans la salle d'audience de la cour d'assises du palais de justice de Fontainebleau, il y avait foule. Tous ceux qui n'avaient pas été présents lors des heures de gloire des accusés étaient venus assister à leur mise à mort. Pour une fois, la télévision nationale s'était déplacée. Les six chaînes principales étaient là. Elles n'avaient pas assisté à la réussite de la révolution, elles assisteraient à son exécution. Pour les spectateurs, la défaite est toujours plus intéressante et télégénique que la victoire.
Enfin, on tenait les meneurs de la Révolution des fourmis et les savants fous de la pyramide de la forêt. Le fait qu'il y ait parmi eux un ex-ministre de la Recherche, une belle Eurasienne, un vieux bonhomme malade ajoutait un côté folklorique au procès.
Journalistes, cameramen et photographes se bousculèrent. Les bancs réservés aux spectateurs étaient pleins à craquer et on se pressait encore devant les portes du palais de justice.
– Mesdames et messieurs, la cour, annonça l'huissier.
Le président entra, flanqué de ses deux assesseurs, suivi par l'avocat général. Le greffier était déjà à sa place ainsi que les neuf jurés. Il y avait là un épicier, un agent des postes à la retraite, une toiletteuse de chiens, un chirurgien sans clientèle, une contrôleuse du métro, un distributeur de prospectus, une institutrice en congé maladie, un comptable et un cardeur de matelas. Leurs odeurs étaient diverses.
L'huissier ânonna:
– Ministère public contre le groupuscule dit «Révolution des fourmis» associé aux conjurés dits «gens de la pyramide forestière».
Le juge se cala confortablement dans son trône, conscient que le procès allait probablement durer. Il avait les cheveux blancs, une barbe poivre et sel bien taillée, le nez chaussé de lunettes en demi-lunes et tout en lui respirait la majesté de la justice, volant très loin au-dessus des intérêts particuliers.
Les deux assesseurs étaient d'âge vénérable et semblaient être venus se distraire entre deux parties de belote. Tous trois prirent place à une longue table en orme surmontée d'une statue allégorique représentant précisément «La Justice en marche», sous la forme d'une jeune femme drapée d'une toge très décolletée, bandeau sur les yeux et brandissant une balance.
Le greffier se dressa et fit l'appel des accusés, encadrés de quatre policiers. En tout, ils étaient vingt-huit. Il y avait là les sept instigateurs de la Révolution des fourmis, ainsi que les dix-sept personnes du premier volume de l'Encyclopédie, les quatre du second.
Le président de la cour demanda où se trouvait l'avocat des prévenus. Le greffier répondit que l'une des accusées, Julie Pinson, avait l'intention de servir d'avocat et que tous les autres accusés étaient d'accord.
– Qui est Julie Pinson?
Une jeune fille aux yeux gris clair leva la main.
Le président l'invita à prendre place au pupitre reserve à la défense. Deux policiers l'encadrèrent immédiatement pour prévenir toute velléité d'évasion.
Les policiers étaient souriants et sympathiques. «En fait, se dit Julie, les policiers sont des gens féroces lorsqu'ils sont en chasse, parce qu'ils ont peur d'échouer dans leur mission, mais une fois leur proie capturée, ce sont des gens plutôt aimables.»
Julie chercha sa mère dans le public, la découvrit au troisième rang et lui adressa un petit signe de la tête. Depuis le temps que sa mère réclamait qu'elle fasse des études de droit pour devenir avocate, Julie était assez contente d'être parvenue sur le banc de la défense sans le moindre diplôme.
Le maillet d'ivoire du président frappa la table de bois.
– L'audience est ouverte. Greffier, lisez l'acte d'accusation.
L'homme dressa un bref résumé des épisodes précédents. Le concert qui avait viré à l'émeute, les échauffou-rées avec la police, l'occupation du lycée, les coûteuses dégradations, les premiers blessés, la fuite des meneurs, la traque en forêt, le refuge dans la pyramide, enfin le décès de trois des policiers chargés de les arrêter.
Arthur fut le premier appelé à la barre.
– Vous êtes bien Ramirez Arthur, soixante-douze ans, commerçant, domicilié rue Phoenix à Fontainebleau?
– Oui.
– Dites: oui, monsieur le président.
– Oui, monsieur le président.
– Monsieur Ramirez, vous avez assassiné le 12 mars dernier M. Gaston Pinson en utilisant pour arme un minuscule robot tueur en forme de mouche volante. Ce robot tueur étant téléguidé est assimilable à un missile à tête chercheuse et donc classé arme de cinquième catégorie. Qu'avez-vous à répondre à ce chef d'accusation?
Arthur passa une main sur son front moite. La station debout épuisait le vieil homme malade.
– Rien. Je suis désolé de l'avoir tué. Je voulais seulement l'endormir. J'ignorais qu'il était allergique aux anesthésiants.
– Vous trouvez normal d'attaquer les gens avec des mouches robots? interrogea l'avocat général, narquois.
– Des fourmis volantes téléguidées, rectifia Arthur. Il s'agit d'une version améliorée de mon modèle de fourmi rampante téléguidée. Vous comprenez, mes amis et moi tenions à travailler en paix, sans être dérangés par des curieux ou des promeneurs.
«C'est dans le but de converser avec les fourmis et de parvenir à une coopération entre nos deux cultures que nous avons bâti cette pyramide.
Le président feuilleta ses papiers.
– Ah oui! construction illicite sans permis sur un site protégé, en plein parc naturel national.
Il fureta encore.
– Je vois ici que votre tranquillité vous est si chère que vous avez récidivé en envoyant une de vos «fourmis volantes» s'en prendre à un fonctionnaire chargé de l'ordre public, le commissaire Maximilien Linart.
Arthur confirma.
– Lui, il voulait détruire ma pyramide. C'était de la légitime défense.
– Tous les arguments vous sont décidément bons pour tuer les gens avec des petits robots volants, remarqua l'avocat général.
Arthur fut alors secoué d'une violente quinte de toux. Il ne pouvait plus parler. Deux policiers le ramenèrent au box des accusés où il s'effondra lourdement parmi ses amis qui, anxieusement, se penchèrent vers lui. Jacques Méliès se leva pour exiger d'urgence un médecin. Le praticien de service accourut et déclara que l'accusé poursuivrait dans un instant mais qu'il ne fallait pas trop l'épuiser.