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Princesse 103e ne parvient pas à séparer les antagonistes. Il faut attendre qu'il y ait trois morts avant de reprendre plus sereinement le débat. Quelques-unes clament avec insistance que le feu est tabou. D'autres répondent qu'il s'agit là d'une évolution moderniste et que si les Doigts l'utilisent sans crainte, il est logique que les fourmis en fassent autant. Elles affirment que d'avoir décrété le feu tabou leur a d'ailleurs fait perdre beaucoup de temps dans leur évolution technologique. Si, il y a plus de cent millions d'années, les fourmis avaient étudié objectivement le feu, pesé sérieusement ce qu'il a de bon et ce qu'il a de mauvais, elles aussi auraient peut-être maintenant l'«art», l'«humour» et l'«amour».

Les anti-feu rétorquent que le passé a prouvé qu'en usant du feu, on pouvait détruire d'un coup tout un pan de forêt. Les fourmis, prétendent-elles, ne sont pas assez expérimentées pour l'utiliser intelligemment. Les pro-feu ripostent que depuis qu'elles manient le feu, il ne s'est produit aucun dommage. Elles ont vaincu les fourmis naines et sont parvenues à façonner toutes sortes de pâtes et de produits étranges qu'il leur faut maintenant étudier.

On se met donc d'accord pour continuer à étudier le feu mais en augmentant la sécurité. On va creuser un fossé autour du brasier afin que le feu ne se propage pas trop facilement aux aiguilles de pin qui jonchent le sol. Un incendie est si vite parti…

Une fourmi pro-feu a eu l'idée de griller une tranche de sauterelle et elle annonce que cette viande est bien meilleure cuite. Elle n'a cependant pas le temps d'en faire part aux autres car l'une de ses pattes, qu'elle a trop approchée de l'âtre, vient de s'embraser et en quelques secondes, l'insecte fond avec son délicieux dîner dans son estomac.

Princesse 103e suit toute cette agitation d'une antenne compassée. La découverte des Doigts et de leurs mœurs constitue pour toutes un tel bouleversement qu'elles ne savent plus par quoi commencer. 103e songe qu'elles sont un peu comme ces insectes assoiffés qui, apercevant une flaque d'eau, s'y précipitent, boivent trop vite et meurent aussitôt. Mieux vaut boire progressivement afin de réhabituer son organisme.

Si les gens de la Révolution des Doigts n'y prennent pas garde, tout risque de dégénérer et 103e ignore dans quel sens.

Elle ne peut que constater que c'est la première nuit où, avec tout un groupe de ses congénères, elle ne dort pas du tout. Le soleil est à l'intérieur et, par une anfrac-tuosité de la caverne, dehors, elle voit la nuit.

117. DEUXIEME JOUR DE LA REVOLUTION DES FOURMIS

La nuit s'en alla. Le soleil monta doucement dans le ciel comme tous les jours où il avait décidé de le faire.

Il était sept heures du matin, le lycée de Fontainebleau entamait sa deuxième journée de révolution.

Julie dormait encore.

Elle rêvait de Ji-woong. Un à un, il défaisait les boutons de son chemisier, dégrafait son soutien-gorge dans lequel sa poitrine était compressée, la déshabillait lentement et, enfin, approchait ses lèvres des siennes.

– Non, protestait-elle mollement en se contorsionnant dans ses bras.

Lui rétorquait calmement:

– Comme tu voudras. Après tout, c'est ton rêve et c'est toi qui décides.

Cette phrase exprimée si crûment la fit immédiatement basculer dans la réalité.

– Julie est réveillée. Venez vite, lança quelqu'un.

Une main l'aida à se lever.

Julie constata qu'elle avait dormi dehors au milieu d'un amoncellement de cartons et de vieux papiers posés à même la pelouse. Elle demanda où elle était, ce qui se passait. Des hommes inconnus étaient blottis autour d'elle, une vingtaine au moins, qui semblaient vouloir la protéger.

Elle vit la foule, se remémora tout et ressentit une intense migraine. Oh, ce mal de crâne! Elle aurait voulu être calfeutrée chez elle, en pantoufles, en train de siroter un grand bol de café crème bien mousseux et d'émietter un petit pain au chocolat tout en écoutant à la radio l'actualité du monde.

Elle fut tentée de déguerpir. Prendre le bus, acheter le journal pour comprendre ce qui s'était passé, bavarder avec la boulangère comme n'importe quel matin. Elle s'était endormie sans se démaquiller et elle détestait ça. Ça lui donnait des boutons. Elle réclama d'abord du lait démaquillant puis un petit déjeuner consistant. On lui apporta un verre d'eau fraîche pour se débarbouiller et, pour déjeuner, un gobelet de plastique plein de café lyophilisé mal dissous dans de l'eau tiède.

«À la guerre comme à la guerre», soupira-t-elle en l'avalant.

Elle était encore à demi dans son rêve et retrouvait progressivement la cour du lycée et son agitation. Elle crut un instant rêver en voyant flotter là-haut, sur le mât central, le drapeau de la révolution, leur petite révolution bien à eux, avec son cercle, son triangle et ses trois fourmis.

Les Sept Nains la rejoignirent.

– Viens voir.

Léopold souleva un pan de couverture sur la grille et elle aperçut des policiers qui chargeaient. Pour un réveil détonant, c'était un réveil détonant.

Les filles du club de aïkido réarmèrent les lances à incendie, inondèrent les policiers dès qu'ils furent à bonne portée et ceux-ci battirent immédiatement en retraite. Ça devenait une routine.

De nouveau, la victoire était du côté des assiégés.

On fêta Julie, on la porta à bout de bras jusqu'au balcon du premier étage. Elle y alla de son petit discours:

– Ce matin, les forces de l'ordre cherchent encore à nous chasser d'ici. Elles reviendront et nous les repousserons. Nous les gênons car nous avons créé un espace de liberté qui échappe au contrôle de l'ordre établi. Nous disposons à présent d'un formidable laboratoire pour tenter de faire quelque chose de nos vies.

Julie s'avança sur le bord du balcon:

– Nous allons prendre nos destins en main.

Parler en public était un acte différent de chanter en public mais c'était tout aussi grisant.

– Inventons une nouvelle forme de révolution, une révolution sans violence, une révolution qui proposera de nouvelles visions de la société. La révolution est avant tout un acte d'amour, disait autrefois Che Guevara. Lui n'y est pas parvenu mais nous, nous essaierons.

– Ouais, et puis cette révolution, c'est aussi celle des banlieues et des jeunes qui en ont marre des flics. On aurait dû les crever, ces tarés, cria quelqu'un.

Une autre voix s'éleva:

– Non, cette révolution, c'est celle des écolos contre la pollution et contre le nucléaire.

– C'est une révolution contre le racisme, lança un troisième.

– Non, c'est une révolution de classes contre les détenteurs du gros capital, protesta un autre. Nous occupons ce lycée parce qu'il est le symbole de l'exploitation du peuple par les bourgeois.

Tout à coup, c'était le tohu-bohu. Ils étaient nombreux ceux qui voulaient récupérer cette manifestation au profit de causes diverses et souvent antinomiques. Il y avait déjà de la haine dans certains regards.

– Ils sont comme un troupeau sans berger et sans objectif. Ils sont prêts à n'importe quoi. Attention, danger! murmura Francine à l'oreille de son amie.

– À nous de leur fournir une image, un thème fédérateur, une cause, et vite, avant que ça ne tourne au vinaigre, ajouta David.

– Il faut définir une fois pour toutes le sens de notre révolution afin qu'elle ne soit plus récupérable, conclut Ji-woong.

Julie se sentait coincée.

Son regard perdu parcourut la foule. Ceux-là attendaient qu'elle marque le terrain et étaient déjà prêts à écouter celui qui parlerait en dernier.

Le regard haineux de celui qui voulait la guerre avec la police la dopa. Elle le connaissait. C'était précisément l'un des élèves qui persécutaient les professeurs les plus faibles. Petit voyou sans courage et sans conviction, il rackettait les élèves des petites classes. Plus loin, les regards goguenards du partisan écolo et du militant de la lutte des classes n'étaient pas plus sympathiques.

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