Autour d'elles, toutes sortes d'insectes galopent, paniqués.
Le feu a perdu de sa timidité. Il s'est transformé en un monstre immense qui n'en finit pas de grandir et de s'élargir et, quoique dépourvu de pattes, persiste à les poursuivre. Le bout de l'abdomen de 5e s'enflamme et elle l'éteint en le frottant dans les herbes.
La nature frémit et se pare de teintes pourpres. Les herbes sont rouges, les arbres sont rouges, la terre est rouge. Princesse 103e court, le feu rouge à ses trousses.
128. EN PLEINE EBULLITION
Au soir du deuxième jour, des groupes de rock se créaient spontanément et se succédaient sur le podium. Les huit «fourmis» ne jouaient plus, elles s'étaient rassemblées dans leur local du club de musique pour un pow-wow.
Julie affichait un ton de plus en plus décidé.
– Il faut faire décoller notre Révolution des fourmis. Si nous n'agissons pas, l'événement va retomber comme un soufflé. Nous sommes ici cinq cent vingt et un êtres humains. Profitons de ce vivier. Utilisons à fond les idées et les imaginations de tous. Il faut qu'ensemble nos énergies soient surdimensionnées.
Elle s'interrompit:
– …1 + 1 = 3 pourrait être une devise pour notre Révolution des fourmis!
De surcroît, la phrase était déjà inscrite sur le drapeau flottant en haut du mât. Ils ne faisaient que redécouvrir ce qu'ils possédaient déjà.
– Oui, ça nous convient davantage que «Liberté-Égalité-Fraternité», reconnut Francine. 1 + 1=3 signifie que la fusion des talents est supérieure à leur simple addition.
– Un système social fonctionnant à son apogée donnerait cela. C'est une belle utopie, admit Paul.
Ils tenaient leur mot d'ordre.
– À présent, c'est à nous de donner l'impulsion afin que les autres suivent, lança Julie. Je suggère qu'on y réfléchisse toute la nuit et que, demain matin, nous nous retrouvions pour que chacun propose son chef-d'œuvre, j'entends par là un projet original exprimant le meilleur de ce qu'il sait faire.
– Chaque projet retenu devra s'appliquer de façon pratique afin d'alimenter les finances de la Révolution, précisa Ji-woong.
David déclara qu'il y avait des ordinateurs dans le lycée. Branchés sur Internet, ils répandraient les idées de la Révolution des fourmis. Il était également possible de s'en servir pour créer des sociétés commerciales et, donc, de gagner de l'argent sans sortir du lycée.
– Pourquoi ne pas nous doter d'un service télématique? suggéra Francine. Les gens pourraient ainsi nous soutenir à distance, nous envoyer des dons, nous soumettre des projets. Avec cette messagerie, nous exporterions notre révolution.
La proposition fut approuvée. Faute de relais médiatiques, ils exploiteraient le relais informatique pour disséminer leurs idées et tisser un réseau d'entraide par-delà leurs murailles.
Dehors, la fête du troisième soir fut encore plus délirante que celles des jours précédents. L'hydromel coulait à flots. Des garçons et des filles dansaient autour du feu. Des couples s'enlaçaient près des braises. Des cigarettes de marijuana de bonne qualité circulaient à foison et embaumaient la cour d'une odeur opiacée. Des tam-tams entretenaient de leurs battements un climat de délire.
Julie et ses amis ne participaient pourtant pas à la danse. Chacune dans une salle de classe, les «fourmis» peaufinaient leurs projets. Vers trois heures du matin, Julie, qui commençait à se sentir exténuée et qui mangeait de plus en plus, jugea qu'il était temps pour tous de dormir. Ils s'allongèrent tous les huit dans le local de répétition, sous la cafétéria, leur tanière.
Narcisse l'avait redécorée pour la circonstance. Pour tout ornement, il n'avait trouvé que des draps et des couvertures. Alors, il en avait mis partout. Il en avait recouvert le sol, les murs et même le plafond de plusieurs épaisseurs. Il en avait fait des fauteuils, des chaises et une table. Ils ne disposaient plus de beaucoup de place pour jouer mais d'un nid tiède et parfait. Léopold pensa que les appartements devraient comporter une pièce semblable, sans lignes droites et sans angles, avec un plancher au relief mou et modulable à l'infini.
Julie apprécia l'aménagement. Tout naturellement, et sans pudeur inutile, les autres vinrent se rouler et se serrer contre elle. Ils pensaient que tout allait trop bien pour pouvoir durer. Julie s'enveloppa de couvertures à la manière d'une momie égyptienne. Elle sentait contre elle David et Paul. Ji-woong était à l'autre bout du matelas. Ce fut quand même de lui qu'elle rêva.
129. ENCYCLOPÉDIE
L'OUVERTURE PAR LES LIEUX: Le système social actuel est défaillant: il ne permet pas aux jeunes talents d'émerger, ou bien il ne les autorise à émerger qu'après les avoir fait passer par toutes sortes de tamis qui, au fur et à mesure, leur enlèvent toute saveur.
Il faudrait mettre sur pied un réseau de «lieux ouverts» où chacun pourrait, sans diplômes et sans recommandations particulières, présenter librement ses œuvres au public.
Avec des lieux ouverts, tout devient possible. Par exemple, dans un théâtre ouvert, tout le monde présenterait son numéro ou sa scène sans subir de sélection préalable. Seuls impératifs: s'inscrire au moins une heure avant le début du spectacle (pas la peine de présenter ses papiers, il suffirait d'indiquer son prénom) et ne pas dépasser six minutes. Avec un tel système, le public risque de subir quelques avanies, mais les mauvais numéros seraient hués et les bons seraient retenus. Pour que ce type de théâtre soit viable économiquement, les spectateurs y achèteraient leur place au prix normal. Ils y consentiraient volontiers car, en deux heures, ils auraient droit à un spectacle d'une grande diversité. Pour soutenir l'intérêt et éviter que les deux heures ne soient, le cas échéant, qu'un défilé de débutants malhabiles, des professionnels confirmés viendraient à intervalles réguliers soutenir les postulants. Ils se serviraient de ce théâtre ouvert comme d'un tremplin, quitte à annoncer: «Si vous voulez voir la suite de la pièce, venez tel jour et en tel lieu.»
Ce type de lieu ouvert pourrait ensuite se décliner ainsi:
– cinéma ouvert: avec des courts métrages de dix minutes proposés par des cinéastes débutants,
– salle dé concerts ouverte: pour chanteurs et musiciens en herbe,
– galerie ouverte: avec la libre disposition de deux mètres carrés chacun pour sculpteurs et peintres encore inconnus,
– galerie d'invention ouverte: mêmes impératifs d'espace pour les inventeurs que pour les artistes. Ce système de libre présentation s'étendrait aux architectes, aux écrivains, aux informaticiens, aux publîcistes… Il court-circuiterait les lourdeurs administratives. Les professionnels disposeraient ainsi de lieux où recruter de nouveaux talents, sans passer par les agences traditionnelles qui font perpétuellement office de sas.
Enfants, jeunes, vieux, beaux, laids, riches, pauvres, nationaux ou étrangers, tous disposeraient alors des mêmes chances et ne seraient jugés que sur les seuls critères objectifs: la qualité et l'originalité de leur travail.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.