Une ombre longue, nantie de trois jambes, s'étirait à l'entrée de l'impasse. Les assaillants se retournèrent et reconnurent David; la troisième jambe, c'était sa canne qui l'aidait à marcher malgré une spondylarthrite juvénile.
– Alors, David, on se prend pour Goliath? se moqua Gonzague. Désolé, mon vieux, mais on est trois et toi, tu es seul, tout petit et pas du genre musclé.
La bande s'esclaffa. Pas longtemps.
D'autres ombres s'alignaient déjà à côté des trois jambes. De ses yeux presque exorbités, Julie distingua les Sept Nains, les élèves du dernier rang.
Ceux de la première rangée leur foncèrent dessus mais les Sept Nains ne reculèrent pas. Le plus gros des sept distribua des coups de ventre. L'Asiatique pratiqua un art martial très compliqué du genre taekwondo. Le Maigre giflait à tour de bras. La Costaude aux cheveux courts donnait des coups de coude. La Mince à la chevelure blonde usa de ses dix ongles comme d'autant de lames. L'Efféminé visa habilement les tibias de ses pieds. Apparemment, il ne savait faire que ça mais il le faisait bien. Enfin, David fit tournoyer sa canne, frappant de petits coups secs les mains des trois agresseurs.
Gonzague et ses acolytes refusaient d'abandonner aussi facilement la partie. Ils se regroupèrent, distribuant eux aussi des horions et fouettant l'air de leur cutter. Mais à sept contre trois, le combat tourna vite en faveur de la majorité et les tourmenteurs de Julie préférèrent s'enfuir en faisant des bras d'honneur.
– On se retrouvera! cria Gonzague en déguerpissant.
Julie étouffait toujours. Cette victoire n'avait pas mis un terme à sa crise d'asthme, David s'empressa autour du réverbère. Il enleva délicatement le bâillon de la bouche de la jeune fille puis, du bout des ongles, dénoua les nœuds des liens qui emprisonnaient ses poignets et ses chevilles et qu'elle avait resserrés en se débattant.
À peine libérée, elle fonça sur son sac à dos et en sortit un vaporisateur de Ventoline. Bien que très affaiblie, elle parvint à trouver suffisamment d'énergie pour placer l'embout dans sa bouche et le presser de toutes ses forces. Avidement, elle aspira. Chaque bouffée lui redonnait des couleurs et la calmait.
Son second geste fut de récupérer l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et de le ranger prestement dans son sac à dos.
– Heureusement qu'on passait par là, remarqua Jiwoong.
Julie se massa les poignets pour rétablir la circulation du sang dans ses mains.
– Leur chef, c'est Gonzague Dupeyron, dit Francine.
– Ouais, c'est la bande à Dupeyron, confirma Zoé. Ils appartiennent au groupuscule des Rats noirs. Ils ont déjà fait toutes sortes de bêtises, mais la police laisse faire parce que l'oncle de Gonzague, c'est le préfet.
Julie se taisait, elle était trop occupée à retrouver son souffle pour parler. Des yeux, elle fit le tour des Sept. Elle reconnut le petit brun à la canne, David. C'était celui qui avait cherché à l'aider au cours de maths. Des autres, elle ne connaissait que les prénoms: Ji-woong l'Asiatique, Léopold, le grand taciturne, Narcisse l'efféminé narquois, Francine, la svelte blonde rêveuse, Zoé, la cos-taude grincheuse et Paul, le gros placide.
Les Sept Nains du fond de la classe.
– Je n'ai besoin de personne. Je m'en sors très bien toute seule, proféra Julie en continuant à récupérer son souffle.
– Eh bien, on aura tout entendu! s'exclama Zoé. Quelle ingratitude! Allons-nous-en, les gars, et laissons cette pimbêche se tirer sans nous de ses ennuis.
Six silhouettes rebroussèrent chemin. David traîna des pieds. Avant de s'éloigner, il se retourna et confia à Julie:
– Demain, notre groupe de rock répète. Si tu veux, viens nous rejoindre. On s'exerce dans la petite salle, juste au-dessous de la cafétéria.
Sans répondre, Julie rangea soigneusement l'Encyclopédie tout au fond de son sac à dos, serra fort la lanière et s'éclipsa par les ruelles sinueuses et étroites.
40. DÉSERT
L'horizon s'étend à l'infini, sans la moindre verticale pour le briser.
103e marche à la recherche du sexe promis. Ses articulations craquent, ses antennes s'assèchent sans cesse et elle perd beaucoup d'énergie à les lubrifier nerveusement de ses labiales tremblotantes.
À chaque seconde, elle éprouve davantage les atteintes du temps. 103e sent la mort planer sur elle comme une menace permanente. Que la vie est brève pour les gens simples! Elle sait que si elle n'obtient pas un sexe, toute son expérience n'aura servi à rien, elle aura été vaincue par le plus implacable des adversaires: le temps.
La suivent les douze exploratrices qui ont décidé de l'accompagner dans son odyssée.
Les fourmis ne s'arrêtent de marcher que lorsque le sable fin se fait bouillant sous leurs pattes. Elles repartent au premier nuage masquant le soleil. Les nuages ne connaissent pas leur pouvoir.
Le paysage est alternativement de sable fin, de graviers, de cailloux, de rochers, de cristaux en poudre. Il y a ici toutes les formes minérales, mais pratiquement pas de forme végétale ou animale. Quand un rocher se présente, elles l'escaladent. Quand surgissent des flaques de sable si fin qu'il en devient liquide, elles les contournent plutôt que de s'y noyer. Autour des treize fourmis s'étendent de splendides panoramiques de sierras roses ou de vallées gris clair.
Même lorsqu'elles sont obligées d'effectuer de grands détours pour éviter les lacs de sable trop fin, elles retrouvent leur cap. Les fourmis disposent de deux moyens d'orientation privilégiés: les phéromones-pistes et le calcul de l'angle de l'horizon par rapport au rayon du soleil. Mais pour voyager à travers le désert, elles en utilisent encore un troisième: leur organe de Johnston, constitué de petits canaux crâniens emplis de particules sensibles aux champs magnétiques terrestres. Où qu'elles soient sur cette planète, elles savent se situer par rapport à ces champs magnétiques invisibles. Elles savent même ainsi repérer les rivières souterraines car l'eau légèrement salée modifie ces champs.
Pour l'instant, leur organe de Johnston leur répète qu'il n'y a pas d'eau. Ni dessus, ni dessous, ni tout autour. Et, si elles veulent rejoindre le grand chêne, il faut marcher tout droit dans l'immensité claire.
Les exploratrices ont de plus en plus faim et soif. Il n'y a pas beaucoup de gibier dans ce désert sec et blanc. Par chance, elles distinguent une présence animale qui peut leur être utile. Un couple de scorpions est là, en pleine parade amoureuse. Ces gros arachnides sont susceptibles d'être dangereux, aussi les fourmis préfèrent-elles attendre qu'ils aient fini leurs ébats pour les tuer lorsqu'ils seront fatigués.
La parade commence. La femelle, reconnaissable à son ventre pansu et à sa couleur brune, attrape son promis par les pinces et le serre comme si elle voulait l'entraîner dans un tango. Ensuite, elle le pousse en avant. Le mâle, plus clair et plus mince, marche à reculons, soumis à sa donzelle. Leur promenade est longue et les fourmis les suivent sans oser troubler leur danse. Le mâle s'arrête, saisit une mouche sèche qu'il a déjà tuée et l'offre à manger à la scorpionne. Comme elle n'a pas de dents, à l'aide de ses pinces, la dame amène la nourriture sur ses hanches équipées de bords tranchants. Lorsque la mouche est réduite en copeaux, la scorpionne les suçote. Puis, les deux scorpions se reprennent par les pattes et recommencent à danser. Enfin, tenant sa douce par une pince, de l'autre, le mâle creuse une grotte. S'aidant de ses pattes et de sa queue, il balaie et creuse.
Lorsque la grotte est assez profonde pour accueillir le couple, le mâle scorpion invite sa future dans son nouvel appartement. Ensemble, ils s'enfoncent sous la terre et referment la grotte. Curieuses, les treize fourmis exploratrices creusent à côté, pour voir. Le spectacle souterrain ne manque pas d'intérêt. Ventre contre ventre, dard contre dard, les deux scorpions s'accouplent. Et puis, comme l'action a donné faim à la femelle, elle tue le mâle épuisé et l'avale sans faillir. Elle ressort seule, repue et réjouie.