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Instinctivement, elle pressentit le danger et déguerpit.

Ils se rapprochaient, elle accéléra le pas. Elle ne pouvait pas courir, son talon encore endolori par sa chute dans la forêt l'en empêchait. Elle connaissait mal ce quartier. Ce n'était pas son chemin habituel. Elle tourna à gauche, puis à droite. Les pas des garçons résonnaient toujours derrière elle. Elle tourna encore. Zut! Cette voie s'achevait en impasse, impossible de faire demi-tour. Elle se dissimula sous un porche, serrant sur sa poitrine le sac à dos contenant l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu comme si elle avait pu lui servir d'armure.

– Elle est sûrement quelque part par là, annonça une voix. Elle n'a pas pu s'échapper. La rue est sans issue.

Ils entreprirent d'explorer les porches, les uns après les autres. Ils se rapprochaient. La jeune fille sentit une sueur froide couler le long de son échine.

Il y avait une porte au fond du porche, une sonnette. «Sésame, ouvre-toi», implora Julie en appuyant désespérément sur le bouton.

Quelques bruits derrière la porte qui ne s'ouvrit pas.

– Où es-tu, petite Pinson, petit, petit, petit, ricana la bande.

Julie se recroquevilla au bas de la porte, genoux sous le menton. Trois visages hilares surgirent d'un coup.

Dans l'incapacité de fuir, Julie fit front. Elle se leva.

– Que me voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix qui se voulait ferme.

Ils se rapprochèrent.

– Fichez-moi la paix.

Ils avançaient toujours, lentement, posément, jouissant de la terreur dans les yeux gris clair et voyant bien que, pour la jeune fille, il n'y avait pas d'échappatoire.

– Au secours! Au viol!

Dans l'impasse, les rares fenêtres ouvertes se fermèrent aussitôt et des lumières s'éteignirent prestement.

– Au secours! Police!

Dans les grandes villes, la police était difficile à joindre, lente à arriver, ses effectifs étaient peu nombreux. Il n'y avait pas de protection individuelle réellement efficace.

Les trois dandys prenaient tout leur temps. Déterminée à ne pas se laisser attraper, Julie tenta une ultime manœuvre: tête baissée, elle fonça. Elle parvint à contourner deux de ses ennemis, s'empara du visage de Gonzague comme pour un baiser et, du front, lui frappa le nez. Il y eut comme un bruit de bois sec qui se fend. Comme il portait la main à son appendice nasal, elle en profita pour lui envoyer un coup de genou dans l'entrejambe. Gonzague descendit la main vers son sexe et émit un léger râle, plié en deux.

Julie savait depuis toujours que le sexe était un point faible et non un point fort.

Si Gonzague était momentanément hors de combat, les autres non, qui lui attrapèrent les bras. Elle se débattit et, dans ses efforts, son sac à dos tomba et l'Encyclopédie en jaillit. Elle eut un mouvement du pied pour le récupérer et un garçon comprit que cet ouvrage était important pour elle. Il se baissa pour ramasser le livre.

– Touche pas à ça! glapit Julie, tandis que le troisième acolyte, sans se soucier de ses coups de reins, lui tordait les bras dans le dos.

Gonzague, encore grimaçant mais affichant un sourire qui voulait signifier «tu ne m'as même pas fait mal», s'empara du trésor de la jeune fille.

– En-cy-clo-pé-die du sa-voir re-latif et ab-solu… tome III, énonça-t-il. Qu'est-ce que c'est que ça? On dirait un manuel de sorcellerie.

Le plus fort la retenait fermement, les deux autres feuilletèrent le livre. Ils tombèrent sur des recettes de cuisine.

– N'importe quoi! Un truc de fille. C'est nul! s'exclama Gonzague en envoyant valser dans le caniveau le grimoire d'Edmond Wells.

À chacun, l'Encyclopédie présentait un visage différent.

En tapant vivement de son bon talon sur les orteils de son tortionnaire, Julie parvint à se dégager momentanément et à rattraper le livre de justesse avant qu'il ne soit avalé par la bouche d'égout. Mais déjà les trois garçons étaient sur elle. Elle distribua des coups de poing dans la mêlée, voulut griffer des visages mais elle n'avait pas d'ongles. Une arme naturelle lui restait: ses dents. Elle enfonça ses deux incisives tranchantes dans la joue de Gonzague. Du sang coula.

– Elle m'a mordu, la furie. La lâchez pas, grogna son tourmenteur. Vous autres, attachez-la!

Avec leurs mouchoirs, ils la ligotèrent à un réverbère.

– Tu vas me payer ça, marmonna Gonzague, en frottant sa joue sanguinolente.

Il sortit un cutter de sa poche et en fit cliqueter la lame.

– À moi de t'entailler les chairs, ma douce!

Elle lui cracha au visage.

– Tenez-la bien, les gars. Je vais lui graver quelques symboles géométriques qui l'aideront à réviser ses cours de maths.

Faisant durer le plaisir, il entailla de bas en haut la longue jupe noire, y tailla un carré de tissu qu'il glissa dans sa poche. Le cutter remontait avec une lenteur insupportable.

«La voix aussi peut se transformer en une arme qui fait mal», lui avait enseigné Yankélévitch.

– YIIIAAAAIIIIAHHHHHHH…

Elle modula son cri en une sonorité insupportable. Dans la rue, des vitres vibrèrent. Les garçons se bouchèrent les oreilles.

– Il va falloir la bâillonner pour travailler tranquillement, constata l'un d'eux.

Ils s'empressèrent de lui enfoncer un foulard de soie dans la bouche. Julie haleta désespérément.

L'après-midi touchait à sa fin. Le réverbère s'éclaira grâce à sa cellule photoélectrique, sensible à la baisse de la clarté du jour. L'irruption de la lumière ne troubla pas les tourmenteurs de la jeune fille. Ils demeurèrent là, dans le cône d'éclairage, à jouer avec leur cutter. La lame parvenait aux genoux. Gonzague érafla d'une ligne horizontale la peau fine de Julie.

– Ça, c'est pour le coup au nez.

– Un trait vertical pour former une croix.

– Ça, c'est pour le coup dans l'entrejambe.

Troisième entaille au genou, dans le même sens.

– La morsure sur la joue. Et ce n'est qu'un début.

Le cutter reprit sa course lente vers le haut de la jupe.

– Je vais te découper comme la grenouille en biologie, lui annonça Gonzague. Je sais tout à fait bien m'y prendre. J'ai eu un vingt sur vingt, tu te souviens? Non. Tu ne te souviens pas. Les mauvais élèves quittent le cours avant la fin.

Il fit encore cliqueter la lame du cutter pour mieux la dégager.

Elle suffoqua, paniquée, au bord de l'évanouissement. Elle se souvint avoir lu, dans l'Encyclopédie, qu'en cas de danger impossible à fuir, il faut imaginer une sphère au-dessus de sa tête et y faire pénétrer peu à peu tous ses membres, toutes les parties de son corps jusqu'à ce que celui-ci ne soit plus qu'une enveloppe vide, privée d'esprit.

Belle théorie, facile à se représenter quand on est assise bien tranquillement dans un fauteuil, mais difficile à mettre en pratique lorsqu'on est liée à une colonne métallique et que des voyous s'acharnent sur vous!

Émoustillé par cette si jolie fille réduite à l'impuissance, le plus gros des trois lui souffla à la figure une haleine lourde et caressa les longs cheveux noirs, doux et soyeux de Julie. De ses doigts tremblants, il effleura le cou blanc translucide où battaient les jugulaires.

Julie se trémoussa dans ses liens. Elle était capable de supporter le contact avec un objet, fut-ce la lame d'un cutter, mais en aucun cas celui d'un épidémie humain. Ses yeux s'écarquillèrent. Elle devint d'un coup pivoine. Tout son corps frémit et parut sur le point d'exploser. Elle souffla bruyamment par le nez. Le gros recula. Le cutter interrompit sa course.

Le plus grand avait déjà vu pareil état.

– Elle fait une crise d'asthme, déclara-t-il.

Les garçons reculèrent, effrayés de voir que leur victime souffre d'un mal qu'ils ne lui avaient pas eux-mêmes infligé. La jeune fille devenait écarlate. Elle tirait sur ses liens au point de s'entamer la peau.

– Laissez-la, fit une voix.

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