Même à l'époque de leur splendeur, les Amérindiens n'ont jamais eu d'armée de métier. Tout le monde participait à la bataille quand il le fallait, mais le guerrier.était avant tout reconnu socialement comme chasseur, cultivateur et père de famille. Dans le système indien, toute vie, quelle que soit sa forme, mérite le respect. Ils ménageaient donc la vie de leurs ennemis pour que ceux-ci en fassent de même. Toujours cette idée de réciprocité: ne pas faire aux autres ce qu'on n'a pas envie qu'ils nous fassent.
La guerre était considérée comme un jeu où l'on devait montrer son courage. On ne souhaitait pas la destruction physique de son adversaire. Un des buts du combat guerrier était notamment de toucher l'ennemi avec l'extrémité de son bâton à bout rond. C'était un honneur plus fort que de le tuer. On comptait «une touche». Le combat s'arrêtait dès les premières effusions de sang. Il y avait rarement des morts.
Le principal, objectif des guerres interindiennes consistait à voler les chevaux de l'ennemi. Culturel-lement, il leur fut difficile de comprendre la guerre de masse pratiquée par les Européens. Ils furent très surpris quand ils virent que les Blancs tuaient tout le monde, y compris les vieux, les femmes et les enfants. Pour eux ce n'était pas seulement affreux, c'était surtout aberrant, illogique, incompréhensible. Pourtant, les Indiens d'Amérique du Nord résistèrent relativement longtemps. Les sociétés sud-américaines furent plus faciles à attaquer. Il suffisait de décapiter la tête royale pour que toute la société s'effondre. C'est la grande faiblesse des systèmes à hiérarchie et à administration centralisées. On les tient par leur monarque. En Amérique du Nord, la société avait une structure plus éclatée. Les cow-boys eurent affaire à des centaines de tribus migrantes. Il n'y avait pas un grand roi immobile mais des centaines de chefs mobiles. Si les Blancs arrivaient à mater ou à détruire une tribu de cent cinquante personnes, ils devaient à nouveau s'attaquer à une deuxième tribu de cent cinquante personnes. Ce fut malgré tout un gigantesque massacre. En 1492, les Amérindiens étaient dix millions. En 1890, ils étaient cent cinquante mille, se mourant pour la plupart des maladies apportées par les Occidentaux. Lors de la bataille de Little Big Horn, le 25 juin 1876, on assista au plus grand rassemblement indien: dix à douze mille individus dont trois à quatre mille guerriers. L'armée amérindienne écrasa à plate couture l'armée du général Custer. Mais il était difficile de nourrir tant de personnes sur un petit territoire. Après la victoire, les Indiens se sont donc séparés. Ils considéraient qu'après avoir subi une telle humiliation, les Blancs n'oseraient plus jamais leur manquer de respect.
En fait, les tribus ont été réduites une par une. Jusqu'en 1900, le gouvernement américain a tenté de les détruire. Après 1900, il a cru que les Amérindiens s'intégreraient au melting-pot comme les Noirs, les Chicanos, les Irlandais, les Italiens. Mais c'était là une vision réduite. Les Amérindiens ne voyaient absolument pas ce qu'ils pouvaient apprendre du système social et politique occidental qu'ils considéraient comme nettement moins évolué que le leur.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
119. ÇA RISSOLE
Dès que la lumière du soleil à l'extérieur se fait plus forte que la lumière de la braise à l'intérieur, les fourmis se regroupent sur la berge, puis partent vers les longues terres de l'Ouest.
Elles ne sont qu'une centaine mais elles ont l'impression de pouvoir, ensemble, changer le monde. Princesse 103e est consciente qu'après s'être lancée dans une croisade d'ouest en est afin de découvrir le mystérieux pays des Doigts, elle en effectue à présent une autre en sens inverse afin d'expliquer aux autres ce mystérieux pays des Doigts et ainsi faire évoluer sa civilisation.
Un vieux proverbe myrmécéen le dit bien: Tout ce qui part dans une direction revient dans la direction inverse.
Les Doigts seraient bien incapables de comprendre ce genre d'adage et Princesse 103e se dit que les fourmis ont quand même une culture spécifique.
La cohorte traverse des plaines nauséabondes où les pluies de samares, ces fruits du frêne et de l'orme, sont comme autant de chutes de rochers tombant du ciel. Elle passe par des forêts de fougères brunes qui envahissent tout. La rosée flagelle les fourmis et fait retomber leurs antennes collantes sur leurs joues.
Toutes s'efforcent de sauvegarder les braises en les protégeant de feuilles. Seul, Prince 24e, qui refuse de tomber comme les autres dans la vénération du monde des Doigts, reste à l'écart, s'efforçant de ne demeurer en symbiose qu'avec son seul monde.
Le matin se lève, dégageant une chaleur étouffante. Quand la canicule se fait trop forte, elles s'en protègent à l'abri d'une souche creuse.
Les techniciennes du feu font brûler quelque chose d'immonde qui empeste rapidement à la ronde. Une coccinelle demande ce que c'est et on lui répond que c'est du coléoptère. Étant lui-même coléoptère, l'insecte n'insiste pas et, pour se détendre, s'en va manger quelques troupeaux de pucerons qui paissent par là.
De son côté, 7e entame une grande fresque grandeur nature où elle compte représenter la procession de la «révolution des Doigts». Afin de bien reproduire la forme exacte de chaque insecte, elle leur demande de poser devant le feu et reproduit alors leurs ombres sur sa feuille. Son problème, c'est la bonne tenue des pigments. D'une minute à l'autre, l'image menace de s'effacer. Elle s'aide de salive mais cela ne fait que diluer les teintes. Il faut chercher autre chose.
7e repère une limace qu'elle assassine allègrement au nom de l'art. Elle teste la bave de limace. L'effet obtenu est supérieur à celui de la salive. La bave de limace ne dilue pas les pigments et sèche en durcissant. C'est une excellente laque.
Princesse 103e vient voir et assure que, oui, c'est ça l'art. Elle s'en souvient bien maintenant, l'art, c'est fabriquer des dessins et des objets qui ne servent à rien, mais qui ressemblent à ce qui existe déjà.
L'art c 'est essayer de reproduire la nature, résume 7e de plus en plus inspirée.
Les fourmis viennent de résoudre un premier mystère des Doigts. Il leur reste à découvrir encore l'«humour» et l'«amour».
Soldate 7e est en proie à une exaltation qui l'incite à se plonger plus profondément encore dans son travail. Ce qu'il y a de formidable dans l'art, c'est que plus on fait de découvertes, plus il apparaît de problèmes nouveaux et passionnants.
7e se demande comment restituer l'effet de profondeur des territoires visités. Elle se demande aussi comment figer dans son image les décors végétaux qui les entourent.
Prince 24e et 10e écoutent Princesse 103e qui leur parle des Doigts.
SOURCILS:
Les Doigts ont quelque chose de très pratique au niveau des yeux, ce sont les sourcils.
Il s'agit d'une ligne de poils surplombant les yeux et qui arrête l'eau de pluie.
Mais si cela ne s'avérait pas suffisant ils ont encore autre chose: leurs cavités oculaires sont légèrement enfoncées par rapport au crâne, ce qui fait que l'eau tombe autour des yeux et non dedans.
10e prend des notes.
Mais 103e qui les a bien observés raconte que ce n'est pas tout.
LARMES:
Les yeux des Doigts ont aussi des larmes.
C'est un système d'injection de salive oculaire qui permet en même temps de les lubrifier et de les laver.
Grâce aux paupières, sortes de rideaux mobiles tombant toutes les cinq secondes, leurs yeux sont en perma nence recouverts d'une fine pellicule de lubrifiant transparent qui les protège de la poussière, du vent, de la pluie, du froid.