60. L'EPREUVE
Pourquoi vouloir un sexe?
Il n'existe aucune raison biologique pour qu'une asexuée, née dans une caste asexuée, éprouve soudain le désir d'avoir un sexe, en dépit de ses origines naturelles.
103e comprend que cette reine des guêpes est en train de lui faire passer un examen. Elle cherche une réponse intelligente, n'en trouve pas et se contente de rappeler qu'«un sexe permet de vivre plus longtemps».
Peut-être qu'à trop écouter les dialogues anodins et dénués d'informatons des feuilletons télévisés doig-tesques, elle a oublié comment communiquer en fonçant droit à l'essentiel.
En revanche, la reine des guêpes papetières sait très bien, elle, introduire une grande intensité dans ses phrases odorantes. Un dialogue se noue. Comme toutes les reines, cette sexuée est capable de parler d'autre chose que de nourriture et de sécurité. Elle sait évoquer des idées abstraites.
La reine des guêpes papetières s'exprime par les odeurs mais aussi en faisant tournoyer ses antennes en tous sens pour mieux accentuer ses intonations. Chez les fourmis on appelle cela «parler avec ses antennes». La reine signale que, de toute manière, la fourmi finira par mourir. Alors, pourquoi chercher à vivre plus longtemps?
103e se rend compte que la partie est plus ardue qu'elle ne le pensait. Son interlocutrice n'est toujours pas cor vaincue de la validité de son projet. Et d'ailleurs, c'est vrai, en quoi une vie longue présente-t-elle plus d'intérêt qu'une vie courte?
103e prétend vouloir un sexe pour jouir des qualités émotionnelles des sexués: une plus grande sensibilité des organes sensoriels, une meilleure aptitude à ressentir les émotions…
La guêpe papetière rétorque que cela lui apparaît davantage comme une gêne que comme un agrément. La plupart de ceux qui entretiennent des sens raffinés et des émotions à fleur de peau vivent dans la crainte. C'est la raison pour laquelle les mâles ne survivent pas longtemps et les femelles vivent enfermées et protégées du monde. La sensibilité est source de douleur permanente.
103e cherche de nouveaux arguments plus convaincants. Elle veut un sexe parce qu'un sexe permet de se reproduire.
Cette fois, la reine des guêpes papetières semble intéressée. Pourquoi désirer se reproduire? En quoi son existence en tant que spécimen unique ne lui suffit-elle pas?
Étrange tournure d'esprit. En général, chez les insectes, et tout particulièrement chez les hyménoptères sociaux comme les fourmis et les guêpes, la notion de «pourquoi» n'existe pas. Seule existe la notion de «comment». On ne cherche pas à connaître la raison des événements, on cherche uniquement à apprendre comment les contrôler. Que cette guêpe lui demande «pourquoi» prouve à 103e qu'elle aussi a déjà accompli un parcours spirituel au-delà des normes.
La vieille fourmi rousse explique qu'elle souhaite transmettre son code génétique à d'autres êtres vivants.
La reine des guêpes papetières agite ses antennes de mouvements dubitatifs. Certes, cette envie légitime le désir de posséder un sexe mais, demande-t-elle à la fourmi, en quoi son code génétique serait-il intéressant à transmettre? Après tout, elle a été pondue par une reine qui a conçu au moins dix mille individus jumeaux dotés de spécificités génétiques quasiment identiques aux siennes. Toutes les sœurs jumelles d'une cité se ressemblent et se valent.
103e comprend où la guêpe veut l'amener. Elle tient à lui démontrer qu'aucun être n'a d'importance en particulier. Y a-t-il au fond plus grande prétention que de se figurer la combinaison de ses gènes suffisamment précieuse pour être digne d'être reproduite? Une telle pensée implique qu'on accorde une plus grande importance à soi-même qu'aux autres. Chez les fourmis, et même chez les guêpes, ce type de pensée a un nom, cela s'appelle la «maladie de l'individualisme».
103e, qui a livré tant de duels physiques, se retrouve, pour la première fois, à mener un duel spirituel. Et c'est beaucoup plus difficile.
Cette guêpe est futée. Tant pis, il faut que la vieille guerrière assume cela. Elle entame sa phrase phéromo-nale par le mot tabou: «je». Elle articule lentement dans son esprit une phéromone odorante avant de l'émettre par ses segments antennaires.
«Je» suis quelqu 'un de particulier.
La reine sursaute. Alentour, des guêpes qui ont perçu le message reculent, déconcertées. C'est si contraire à toutes les convenances, un insecte social qui emploie «je».
Mais ce duel dialogué commence à amuser la reine des guêpes papetières. Elle ne contre pas 103e sur le thème du «je», plutôt sur le nouveau terrain qu'elle vient de lui offrir. Elle dandine des antennes et lui demande d'énumé-rer ses qualités personnelles. Les guêpes jugeront ensuite si la vieille fourmi est suffisamment «particulière» pour mériter de transmettre son code génétique à une descendance. Dans ce dialogue, la reine use d'une formule phé-romonale correspondant au collectif «nous les guêpes papetières». Elle veut montrer ainsi qu'elle reste dans le camp de ceux qui sont en communauté avec leurs congénères et non du côté de ceux qui ne cherchent à obtenir des avantages que pour leur propre personne.
103e est allée trop loin pour faire demi-tour. Elle sait que pour toutes ces guêpes, désormais, elle fait figure de fourmi dégénérée qui ne se soucie que d'elle-même. Elle va pourtant au bout de sa pensée. Ses qualités personnelles, elle va les énumérer.
Elle a la capacité, peu répandue dans le monde insecte, d'étudier les choses nouvelles.
Elle possède des talents de guerrière et d'exploratrice de l'inconnu qui ne pourront qu'enrichir et fortifier son espèce.
La conversation enchante de plus en plus la reine des guêpes papetières. Ainsi, cette vieille fourmi à bout de souffle considère comme des qualités la curiosité et l'aptitude au combat? La reine signale que les cités n'ont pas besoin de va-t-en-guerre, et surtout pas de va-t-en-guerre qui se mêlent de tout en s'imaginant tout comprendre.
103e baisse les antennes. La reine des guêpes papetières est beaucoup plus retorse qu'elle ne le croyait. La vieille fourmi peine de plus en plus. L'épreuve lui rappelle celle que lui avaient fait subir les blattes dans le monde des Doigts. Elles l'avaient placée face à un miroir et lui avaient déclaré: Nous nous comporterons avec toi comme tu te comporterais avec toi-même. Si tu te combats dans la glace, nous te combattrons, si tu t'allies à l'individu qui apparaît dans le miroir, nous t'accepterons parmi nous.
Intuitivement, cette épreuve-là, elle avait su la résoudre. Les blattes lui avaient enseigné à s'aimer elle-même. Or cette guêpe lui propose maintenant une tâche beaucoup plus délicate: justifier cet amour.
La reine réitère sa question.
La vieille guerrière fourmi revient à plusieurs reprises sur ses deux principales qualités, la combativité et la curiosité, qui lui ont permis de survivre là où tant d'autres ont péri. Les mortes possédaient donc un code génétique moins efficace que le sien.
La reine des guêpes papetières remarque que beaucoup de soldates maladroites ou sans courage survivent dans les guerres par simple hasard. Alors que des soldates habiles et courageuses décèdent. Cela ne signifie rien, c'est une question de hasard.
Déstabilisée, 103e finit par lâcher son argument-choc:
Je suis différente des autres parce que j'ai rencontré les Doigts.
La reine marque un temps d'arrêt.
Les Doigts?
103e explique que les phénomènes bizarres qui apparaissent de plus en plus souvent en forêt sont dus la plupart du temps à l'apparition d'une nouvelle espèce animale, géante et inconnue: les Doigts. Elle, 103e, elle les a rencontrés et a même dialogué avec eux. Elle connaît leur force et leurs faiblesses.
La reine des guêpes ne se laisse pas impressionner. Elle répond qu'elle aussi connaît les Doigts. Il n'y a rien d'exceptionnel à cela. Les guêpes en rencontrent souvent. Ils sont grands, lents, mous et transportent toutes sortes de matériaux sucrés inertes. Parfois, ils enferment des guêpes dans une caverne transparente mais quand la caverne s'ouvre, les guêpes piquent les Doigts.