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La tortue plonge pour se rincer la bouche et noyer ses envahisseuses. 15e, intrépide, indique à ses compagnes de foncer dans le couloir de l'œsophage. Celui-ci se referme derrière elles pour déglutir, les protégeant de l'eau qui envahit la bouche.

Tout se passe très vite. Comprenant que les fourmis ne sont pas noyées et qu'elles sont dans sa gorge, la tortue avale une rasade d'eau glauque qui déferle dans l'œsophage. 15e a un sens instinctif de la géographie organique des gros animaux. Elle indique de ne pas continuer tout droit pour ne pas tomber dans l'estomac rempli de sucs digestifs corrosifs. À la mandibule, elles creusent un chemin de traverse et rejoignent un tube parallèle: la trachée-artère. Ouf! La rasade d'eau passe sans les toucher. La trachée-artère est lisse et dépourvue de mucosités; des cils filtreurs d'air sont là pour ralentir leur chute. Elles se laissent tomber au bas des poches pulmonaires. Pour éviter l'émission autour d'elles de lactances empoisonnées, avant de faire souffrir plus avant l'animal, 15e, en chasseresse expérimentée, guide les autres vers le cœur. Les fourmis le découpent à la mandibule et, après quelques spasmes, tout cesse de battre et de bouger.

La tortue de Floride remonte à la surface, poignardée de l'intérieur. Princesse 103e pense qu'il ne faut pas abandonner le chélonien. Il pourrait faire un meilleur navire que leur nénuphar. Le grand talent des fourmis est de savoir tirer parti de n'importe quoi pour en faire n'importe quoi.

Patiemment, les treize fourmis creusent un trou au sommet de la carapace afin de se doter d'un habitacle. Elles mangent la viande blanche pour se donner plus d'énergie au travail. Elles obtiennent enfin un trou circulaire où elles se calfeutrent. L'endroit sent très fort la viande morte mais les fourmis ne sont plus à ça près.

On contacte de nouveaux dytiques propulseurs. Comme ils se font régulièrement dévorer, on ne risque rien à leur promettre mille récompenses en nourriture. Les dytiques commencent à brasser pour faire avancer la tortue morte. Ils sont mécontents car une tortue, c'est plus lourd à pousser qu'une feuille de nénuphar. Princesse 103e leur offre un peu de nourriture triturée et leur adjoint des dytiques supplémentaires afin d'augmenter leur force de propulsion.

Ce n'est plus un bateau de plaisance, c'est un cuirassé de guerre. C'est lourd, c'est blindé, c'est solide et difficile à manier, mais les treize Belokaniennes se sentent davantage en sécurité. Elles poursuivent leur route vers le sud, portées par le courant. Elles entrent dans une nouvelle zone de brouillard.

La tortue flottante, avec son regard figé courroucé et sa gueule béante en guise de proue, effraie les insectes qui la voient surgir à travers la brume. L'odeur de son cadavre commençant à se putréfier ajoute à l'effet dissua-sif du vaisseau fantôme truffé de fourmis, pirates du fleuve.

16e se place en proue, au sommet de cette tête de gargouille. De là, elle espère prévenir les éventuels obstacles.

Le bateau de guerre glisse, semblable à un engin infernal, si ce n'est que quelques minuscules paires d'antennes farouches, et plus ou moins tordues, dépassent de sa coquille trouée.

96. DEUXIEME CONCERT

– Ils sont jeunes, ils sont plein d'allant et, ce soir encore, ils vont vous enchanter. Place au rythme, place à la musique. Applaudissez Blanche-Neige et les Sept…

Il perçut une certaine agitation dans son dos et se retourna. «Four-mis», chuchotaient-ils tous.

– Ah, excusez-moi, reprit le directeur du centre culturel, nos amis ont changé le nom de leur groupe. Donc,place aux Four-mis. En avant, euh…, les Fourmis!

Dans les coulisses, David retint ses amis.

– Non. Pas tout de suite. Il faut savoir se faire désirer.

Il improvisa une mise en scène. Le plateau n'était pas encore éclairé tandis que la salle était plongée dans le noir et le silence. Une minute entière passa. Soudain la voix de Julie s'éleva dans les ténèbres. Elle chantait seule, a capella.

Elle chantonna un air sans paroles improvisé. Sa voix était si intense, si puissante, si pleine de relief, que tout le monde écoutait.

Quand elle eut fini, la foule applaudit à tout rompre.

La batterie de Ji-woong commença à brancher les palpitations cardiaques de la foule sur le même rythme à deux temps. Pim, pam. Pim, pim, pam. Pim, pam. Pim, pim, pam. On aurait dit que le Coréen voulait entraîner une équipe de galériens. Les mains se levaient au rythme proposé. Pim, pam. Pim, pim, pam.

Les briquets s'allumèrent. Il ralentit légèrement pour passer de 90 à 100 battements-minute.

Là-dessus, la guitare basse de Zoé commença à labourer. La batterie agissait sur la cage thoracique, la basse, elle, contrôlait les ventres. S'il y avait des femmes enceintes dans la salle, cela devait chahuter jusque dans les poches de liquide amniotique.

Un projecteur éclaira Ji-woong et ses tambours d'une lumière rouge. Un autre projecteur éclaira Zoé d'une lumière bleue.

Une lumière verte auréola Francine, assise devant son synthétiseur orgue, qui entamait la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak.

Aussitôt, une odeur d'embruns et d'herbe coupée se répandit dans la salle.

Toujours débuter par des morceaux classiques pour montrer que l'on maîtrisait aussi la science des anciens, avait suggéré David. Au dernier moment il avait choisi le Nouveau Monde plutôt qu'une fugue de Bach. Le titre lui plaisait mieux.

Une lumière jaune, et Léopold à la flûte de Pan prit le relais. Maintenant, toute la scène ou presque était éclairée. Seul un cercle de ténèbre persistait au centre du plateau. Et dans cette zone noire, on distinguait vaguement une forme.

Julie ménageait ses effets et se faisait attendre. Le public entendait à peine sa respiration à fleur de micro. Même ce son-là était chaud et mélodieux.

Alors que l'introduction de la symphonie de Dvorak parvenait à son terme, David entra dans le jeu. Avec sa harpe électrique hypersaturée, il poursuivit le solo de flûte de Pan de Léopold. L'œuvre classique venait d'un coup de traverser les décennies. C'était la nouvelle symphonie du nouveau-nouveau monde.

La batterie accéléra. La mélodie de Dvorak se métamorphosait peu à peu en quelque chose de très moderne et de très métallique. La foule manifesta son plaisir.

David les tenait du bout de sa harpe électrique. Chaque fois qu'il en caressait les cordes, il sentait un frisson parcourir le tapis de têtes qui lui faisait face.

La flûte de Pan revint le soutenir.

Flûte et harpe. Les deux instruments les plus anciens et les plus répandus. La flûte, car n'importe quel homme préhistorique a entendu le vent souffler dans les bambous. La harpe, car n'importe quel homme préhistorique a entendu le claquement de la corde de son arc. À la longue, les sons s'étaient gravés au cœur des cellules.

Quand ils jouaient ainsi, harpe et flûte simultanément, ils racontaient la plus ancienne histoire de l'humanité.

Et les spectateurs aimaient qu'on leur raconte des histoires.

Paul diminua l'intensité du son. Toujours invisible, Julie parla. Elle dit: «Au fond d'un ravin, j'ai trouvé un livre.»

Le projecteur illumina le livre géant derrière l'orchestre, Paul en fit habilement tourner les pages mécaniques grâce à un système d'interrupteur électrique. La salle applaudit.

– Ce livre disait qu'il faut changer le monde, ce livre disait qu'il faut faire une révolution… Cette révolution, il l'appelait la «Révolution des plus petits», la «Révolution des Fourmis».

Un autre projecteur mit en valeur la fourmi en polystyrène qui agita ses six pattes et dodelina de la tête. Les lampes qui lui servaient d'yeux s'éclairèrent doucement, lui donnant vie.

– Cette révolution devait être nouvelle. Sans violence. Sans chef. Sans martyrs. Rien qu'un simple passage d'un vieux système sclérosé à une société nouvelle où les gens communiqueraient entre eux et entreprendraient ensemble d'appliquer des idées neuves. Dans le livre, il y avait des textes expliquant comment s'y prendre.

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