– Laissez pourrir, laissez pourrir, mon cher Linart. Ces gamins ne parviendront jamais à rien. D'ailleurs, toutes les révolutions pourrissent d'elles-mêmes. Le temps est leur pire ennemi, il fait tout fermenter.
Le préfet souligna qu'à chaque fois qu'il envoyait ses hommes à la charge, Linart ressoudait les rangs des assiégés et les rendait plus solidaires. Qu'il les laisse en paix et ils finiraient par s'entre-déchirer telle une meute de rats enfermés dans une boîte.
– Vous savez, mon cher Maximilien, il est très difficile de vivre en société. Être plus d'un dans un appartement, c'est déjà une gageure. Vous en connaissez beaucoup, vous, des couples qui ne se disputent pas? Alors, imaginez, vivre à cinq cents dans un lycée clos! Ils doivent déjà se chamailler pour des histoires de robinet qui coule, d'affaires volées, de télévision en panne ou de gens qui fument à côté d'autres qui ne supportent pas la fumée. C'est dur de vivre en groupe. Croyez-moi, ce sera bientôt l'enfer là-dedans.
121. L'INSTANT OU IL NE FAUT PAS SE PLANTER
Julie se rendit dans la salle de biologie et brisa toutes les fioles. Elle libéra les souris blanches qui servaient de cobayes. Elle libéra les grenouilles et même les lombrics.
Un tesson de verre la blessa à l'avant-bras et elle aspira le sang qui perlait sur son épiderme. Elle se réfugia ensuite dans la salle de cours où le professeur d'histoire l'avait mise au défi d'inventer une révolution sans violence capable de changer le monde.
Seule dans la classe déserte, Julie parcourut l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu en quête de passages concernant les révolutions. Une phrase du cours d'histoire lui martelait la tête: «Ceux qui n'ont pas compris les erreurs du passé sont condamnés à les reproduire.»
Elle feuilleta le livre à la recherche de toutes les expériences possibles. Il fallait apprendre comment les autres s'en étaient tirés ou ne s'en étaient pas tirés, et en faire bénéficier sa propre révolution. Que tous ces utopistes du passé ne soient pas morts pour rien, Que leurs échecs ou leurs initiatives lui profitent.
Julie dévora l'histoire de révolutions connues et aussi celles de révolutions inconnues qu'Edmond Wells semblait avoir pris un malin plaisir à répertorier. La révolution de Chengdu, la croisade des enfants… Plus adultes, la révolution des Amish en Rhénanie et celle des Longues-Oreilles à l'île de Pâques.
La Révolution, finalement, c'était une matière comme une autre, une matière non inscrite au bac, mais fort intéressante et qui pouvait s'étudier comme telle.
Elle voulut prendre des notes. À la fin du livre, il y avait des pages blanches avec, en tête: «Notez ici vos propres découvertes.» Edmond Wells avait pensé à tout. Il avait réalisé un véritable ouvrage interactif. Vous lisez, ensuite vous écrivez vous-même. Elle qui, jusque-là, avait tant de respect pour le livre qu'elle n'osait jamais y annoter quoi que ce soit se permit d'inscrire au stylo directement dans l'Encyclopédie: «Apport de Julie Pinson. Comment réussir de manière pratique une révolution. Fragment n° 1 ajouté d'après expérience au lycée de Fontainebleau.»
Elle consigna les leçons qu'elle en avait recueillies et ses avis pour le futur:
Règle révolutionnaire n° 1: Les concerts de rock dégagent suffisamment d'énergie et génèrent suffisamment d'empathie pour susciter des mouvements de foule de type révolutionnaire.
Règle révolutionnaire n° 2: Une seule personne ne suffit pas à manier une foule. Il faut donc, à la tête d'une révolution, non pas une seule mais au moins sept ou huit personnes. Ne serait-ce que pour prendre le temps de réfléchir et du repos.
Règle révolutionnaire n° 3: Il est possible de gérer une foule en bataille en la divisant en groupes mobiles ayant chacun à sa tête un chef disposant de moyens de communication rapides avec les autres chefs.
Règle révolutionnaire n° 4: Une révolution réussie suscite forcément des envieux. Il faut éviter à tout prix que la révolution n'échappe à ceux qui l'ont inventée. Même si l'on ignore ce qu'est exactement la révolution, il faut absolument savoir ce qu'elle n'est pas. Notre révolution n'est pas violente. Notre révolution n'est pas dogmatique. Notre révolution n'est apparentée à aucune révolution ancienne.
En était-elle réellement sûre? Elle biffa cette dernière phrase. Somme toute, elle voulait bien l'apparenter à une révolution ancienne à condition d'en trouver une sympathique. Mais y avait-il eu dans le passé des révolutions «sympathiques»?
Elle reprit l'Encyclopédie à son début. Jamais elle ne s'était montrée élève aussi assidue. Elle apprenait des passages par cœur. Elle étudia la révolte des Spartakistes, la Commune de Paris, la révolte de Zapata au Mexique, les révolutions de 1789 en France et de 1917 en Russie, celle des Cipayes en Inde…
Il existait des constantes. À l'origine des révolutions, il n'y avait généralement que de bons sentiments. Ensuite, survenait toujours un petit malin qui profitait de la confusion générale pour récupérer l'élan de tous et instaurer sa tyrannie. Les utopistes, eux, se faisaient massacrer dans l'action et servaient de martyrs pour faire le lit de ces petits malins.
Che Guevara avait été assassiné, et Fidel Castro avait régné. Léon Trotski, le créateur de l'Armée rouge, avait été assassiné, et Joseph Staline avait régné. Danton avait été assassiné, et Robespierre avait régné.
Julie se dit qu'il n'y avait aucune morale dans le monde, même dans celui des révolutions. Elle lut encore quelques passages et pensa que, s'il existait un dieu, il devait être fort respectueux de l'homme pour lui laisser tant de libre arbitre et lui permettre d'accomplir de telles quantités d'injustices.
Pour l'heure, sa propre révolution était un joli bijou tout neuf qu'il importait de préserver des prédateurs, extérieurs et intérieurs. Elle avait éloigné les récupérateurs du premier jour mais elle savait que, d'un instant à l'autre, d'autres risquaient de surgir. Il fallait se montrer dur avant de se permettre le luxe de la douceur. Et de déduction en déduction, elle en vint à la pénible conclusion que les États précaires ne peuvent s'autoriser les délices de l'exercice de la démocratie. Se montrer fort était un devoir, quitte à relâcher plus tards les rênes, au fur et à mesure que la communauté apprendrait à s'autogérer.
Zoé pénétra dans la salle d'histoire. Elle apportait un jean, un pull et une chemise bleus.
– Tu ne peux plus continuer à te balader avec ta robe de papillon.
Elle remercia Zoé, prit les affaires, referma cette encyclopédie qui ne la quittait plus et fonça vers les douches du dortoir. Sous l'eau bouillante, elle se frotta avec un savon dur, comme pour arracher son ancienne peau.
122. MILIEU DU RECIT
Reflet. Maintenant Julie Pinson était propre. Elle avait enfilé les vêtements que lui avait remis Zoé. Bleu était le jean, bleue était la chemise, pour la première fois de sa vie, elle n'était pas habillée de noir.
Elle essuya de la main la vapeur sur le miroir du lavabo et, pour la première fois aussi, elle se trouva belle. Pas mal, en tout cas. Elle avait de jolis cheveux noirs, de grands yeux gris clair légèrement bleutés qui ressortaient encore mieux au-dessus des vêtements bleus.
Elle se contempla dans la glace. Cela lui donna une idée.
Elle en approcha, grande ouverte, l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, et constata que non seulement l'Encyclopédie était symétrique dans ses chapitres mais qu'elle contenait des phrases entières… lisibles uniquement à l'envers dans le reflet du carreau!