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Une énorme dose d'adrénaline, qui exprimait sa peur, son excitation, ses envies, sa curiosité, irrigua son cerveau. Surtout, ne pas s'attarder à réfléchir. Elle laissa sa bouche parler à sa place.

– Allons-y! clama-t-elle.

La bulle creva.

Aussitôt ce fut une énorme acclamation. Un Egrégor brutal. Un tapis de poings succédant au tapis de vapeurs musicales. Un souffle ravageur parcourut l'assistance. Tout le monde se leva.

Le directeur du centre culturel tenta de calmer les esprits. Il bondit hors des coulisses pour s'emparer du micro.

– Je vous en prie, restez assis. Ne bougez pas. Il n'est pas tard, vingt et une heures quinze à peine, et le concert vient tout juste de commencer!

Les six musclés du service d'ordre tentèrent vainement de contenir la foule.

– Qu'est-ce qu'on fait? souffla Zoé à l'oreille de Julie.

– On va tenter de bâtir une… utopie, répondit la jeune fille avec une moue guerrière en rejetant sa grande crinière noire en arrière.

97. ENCYCLOPEDIE

UTOPIE DE THOMAS MORE: Le mot «utopie» a été inventé en 1516 par l'Anglais Thomas More. Du grec u, préfixe négatif, et topos, endroit, «utopie» signifie donc «qui ne se trouve en aucun endroit». (Pour certains, le mot proviendrait du préfixe eu, signifiant «bon» et dans ce cas, «eutopie» voudrait dire «le bon endroit»). Thomas More était un diplomate, un humaniste ami d'Érasme, doté du titre de chancelier du royaume d'Angleterre. Dans son livre intitulé Utopia, il décrit une île merveilleuse qu'il nomme précisément Utopia et où s'épanouit une société idyllique qui ignore l'impôt, la misère, le vol. Il pensait que la première qualité d'une société «utopique» était d'être une société de «liberté».

Il décrit ainsi son monde idéal: cent mille personnes vivant sur une île avec des citoyens regroupés par famille. Cinquante familles constituent un groupe qui élit son chef, le Syphogrante. Les Syphograntes sont eux-mêmes constitués en conseil, lequel élit un prince à partir d'une liste de quatre candidats. Le prince est élu à vie mais, s'il devient tyrannique, on peut le démettre. Pour ses guerres, l'île d'Utopia emploie des mercenaires, les Zapolètes. Ces soldats sont censés se faire massacrer avec leurs ennemis pendant la bataille. Ainsi, l'outil se détruit durant l'usage. Aucun risque de putsch militaire. Sur Utopia il n'y a pas de monnaie, chacun se sert au marché en fonction de ses besoins. Toutes les maisons sont identiques. Il n'y a pas de serrures aux portes et chacun est contraint de déménager tous les dix ans afin de ne pas se figer dans ses habitudes. L'oisiveté est interdite. Pas de femmes au foyer, pas de prêtres, pas de nobles, pas de valets, pas de mendiants. Ce qui permet de réduire la journée de travail à six heures.

Tout le monde est tenu d'accomplir un service agricole de deux ans pour approvisionner le marché gratuit.

En cas d'adultère ou de tentative d'évasion de l'île, le citoyen d'Utopia perd sa qualité d'homme libre et devient esclave. Il doit alors s'échiner et obéir à ses anciens concitoyens.

Disgracié en 1532 parce qu'il désavouait le divorce du roi Henri VIII, Thomas More fut décapité en 1535.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

98. L'ILE DE VASTEE

Même s'il est tard, il fait encore clair et chaud. Princesse 103e et les douze jeunes fourmis descendent le fleuve. Nul poisson n'ose s'en prendre à leur navire-tortue forteresse. Parfois, les exploratrices s'arrêtent afin de chasser au tir d'acide quelques libellules qu'elles mangent ensuite sur leur cuirassé.

Elles se relaient à la proue gargouillesque pour surveiller ce qui se passe droit devant. Princesse 103e, perchée sur la tête, remarque une araignée aquatique qui descend sous l'eau en emportant une bulle d'air emprisonnée dans une balle de soie dont elle se sert comme d'un bathyscaphe.

Il suffit d'observer pour s'émerveiller.

Peu d'insectes s'attardent face à ce vaisseau de cauchemar. Un gyrin apparaît. Ce coléoptère qui nage au ras de la surface est équipé de quatre yeux. Deux regardent sous l'eau, deux au-dessus. Il peut ainsi comparer les deux visions qu'il a de cet étrange navire. Il a du mal à comprendre pourquoi il y a des fourmis au-dessus de cette tortue aquatique et des dytiques au-dessous mais, finalement, il préfère ne pas s'en approcher et manger quelques puces d'eau.

Plus loin, de longues herbes les ralentissent. Les fourmis doivent se dégager avec des gaffes. La descente du fleuve d'argent continue.

Le brouillard devient moins opaque.

Terre à l'horizon! annonce 12e, qui fait fonction de vigie.

À travers les brumes rampantes, Princesse 103e reconnaît au loin l'acacia Cornigera.

Ainsi donc, le fleuve l'a ramenée vers 24e.

24e.

Princesse 103e se souvient de 24e, si timide et si réservée. Durant la croisade contre les Doigts, elle était toujours à l'arrière et avait la mauvaise habitude de se perdre en route, ce qui avait plus d'une fois ralenti la troupe. Se perdre, c'était une seconde nature chez cette petite soldate asexuée. Lorsqu'elles avaient découvert l'île du Corni-gera, 24e avait dit:

Je me suis assez égarée toute ma vie. Cette île me semble l'endroit parfait pour créer une nouvelle société entre gens de bonne volonté, ici et maintenant.

Il faut dire que l'île du Cornigera présentait précisément la particularité d'être occupée par un grand acacia Cornigera. Or, cette espèce d'arbre vit en totale symbiose avec les fourmis. L'acacia en a besoin pour se protéger des attaques de chenilles, pucerons et autres punaises dévoreuses de sève. Alors, pour attirer les fourmis, ce végétal a carrément conçu, dans son écorce, loges creuses et couloirs. Mieux: il suinte par certaines de ces loges un liquide nourricier parfait pour les couvains. Comment un végétal a-t-il pu s'adapter organiquement à une coopération avec les fourmis?

103e s'était toujours dit qu'il y avait davantage de différence entre un acacia et une fourmi qu'entre une fourmi et un Doigt. Alors, si les fourmis parviennent à coopérer avec les arbres, pourquoi n'y arriveraient-elles pas avec les Doigts?

Pour 24e, l'île, c'était le paradis. À l'ombre de l'acacia géant et protecteur, elle pensait créer une société utopique fondée sur un seul dénominateur commun: l'amour des jolies histoires. Car les insectes restés sur l'île avaient développé une nouvelle perversion: inventer des histoires pour se ravir les antennes. Ils vivaient donc ainsi, ne chassant que pour se nourrir, mangeant et passant le plus clair de leur temps à inventer des récits imaginaires.

Princesse 103e est très contente que les courants l'aient ramenée vers son amie d'antan. Elle se demande comment sa société utopique a évolué depuis qu'elles se sont quittées. L'arbre ami trône au centre de l'île tel un symbole apaisant et protecteur.

Pourtant, au fur et à mesure que les treize navigatrices myrmécéennes avancent et que les brumes se dissipent, une étrange prémonition étreint la princesse.

La proue du cuirassé percute des boulettes sombres: des cadavres de fourmis. Leurs corps sont criblés de trous d'acide. Cela ne laisse rien présager de bon…

Tout est mort. Le Cornigera sans fourmis est dévoré de pucerons. La princesse fait signe aux dytiques d'accoster. Les fourmis hissent le vaisseau-tortue sur la plage. Même les tritons et les salamandres qui vivaient ici ont été anéantis. Il ne subsiste qu'une seule fourmi dont les six pattes et l'abdomen sont coupés. Elle se tortille comme un vermisseau.

Les navigatrices pressent l'unique survivante de parler. Elle raconte qu'elles viennent de subir une attaque surprise de naines. L'armée des fourmis naines a lancé une croisade vers l'orient. À l'instigation de leur nouvelle reine Shi-gae-pou, ces naines ont l'intention de conquérir l'est lointain.

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