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Voilà qui expliquerait le fait que nous ayons rencontré des éclaireuses fourmis naines, signale 5e.

Princesse 103e somme la survivante de parler encore un peu.

Des éclaireuses fourmis naines ont repéré l'île et y ont débarqué. À force de se raconter des histoires imaginaires dans leur monde clos protégé par un arbre, les amies de 24e avaient perdu l'habitude de se battre et de se défendre dans le monde réel. Un animal qui ne sait pas se battre n'a pas d'autre choix que la fuite. Ce fut le massacre. Seuls 24e et un petit groupe ont réussi à déguerpir et à se cacher dans la masse des roseaux creux de la berge occidentale. Mais les naines les encerclent pour les tuer.

La fourmi mutilée a un dernier hoquet. Mourir en racontant une histoire aura été une belle mort pour une fourmi de cette communauté qui avait bâti sa cohésion sur le plaisir de raconter et d'écouter.

Princesse 103e monte tout en haut de l'acacia et tend ses antennes pour détecter des informations lointaines. Avec ses nouveaux sens de sexuée, elle recherche dans les roseaux les survivants de la communauté libre du Cor-nigera.

Elle parvient à les distinguer, là où le lui a indiqué l'agonisante. Cependant, les soldates du royaume des fourmis naines les encerclent sur des nénuphars et les soumettent à des tirs d'acide dès que les rousses sortent un bout d'antenne des orifices des roseaux. Princesse 103e note que les naines ont rattrapé leur retard. Jadis, elles ne savaient pas utiliser leur glande à venin pour projeter de l'acide formique.

103e se souvient que les naines, plus petites et plus fécondes, ont une capacité d'apprentissage plus rapide que les fourmis rousses des bois. Le seul fait que ces fourmis (que les Doigts appellent fourmis d'Argentine car eux prétendent qu'elles ont été importées par hasard dans des pots de lauriers-roses censés égayer les routes de la Côte d'Azur) venues bon gré mal gré d'un pays lointain aient su s'adapter à la forêt de Fontainebleau prouve bien leur intelligence. Les fourmis noires et les fourmis moissonneuses en ont d'ailleurs fait les frais puisque, en voulant s'attaquer à ces nouvelles venues, elles se sont fait éliminer.

103e a toujours considéré que les fourmis naines seraient un jour les maîtresses de la forêt. Il importait cependant de repousser cette échéance, en innovant, en prenant des risques, en explorant, en testant toujours de nouvelles idées.

Si les fourmis rousses montraient la moindre faiblesse, les fourmis naines les expédieraient au dépotoir comme une espèce dépassée.

Pour l'instant, c'est 24e et ses compagnes d'utopie qui en font les frais. Les pauvresses sont assiégées en haut des roseaux. Il faut leur venir en aide. Princesse 103e remet leur tortue-cuirassé à l'eau. Les exploratrices se gorgent d'acide, prêtes à sortir l'artillerie. A l'arrière, les dytiques se mettent en position, parés pour diriger la tortue-frégate de guerre vers les roseaux et les nénuphars, terrain de bataille navale.

Princesse 103e dresse ses appendices sensoriels. Elle voit nettement maintenant leurs adversaires. Les fourmis naines sont postées sur les grands pétales blancs et roses des nénuphars alentour. La princesse essaie de les compter. Elles sont au moins une centaine.

À une contre dix, l'affaire s'annonce délicate. Les dytiques se mettent en vitesse maximale et foncent. À peine sont-ils en vue des nénuphars que des abdomens surgissent en frise au-dessus des pétales. Elles sont bien plus d'une centaine. Une mitraille d'acide formique part en peigne. Les treize fourmis rousses sont obligées de se calfeutrer au fond de la tortue blindée pour éviter les tirs mortels.

103e ose aventurer sa tête au-dessus de l'abri et tire. Elle tue une naine mais essuie les jets d'acide d'au moins cinquante adversaires.

13e propose de foncer dans le tas avec le vaisseau-tortue puis de se répandre sur les nénuphars et de les combattre à la mandibule. Ainsi les fourmis rousses pourront profiter de l'avantage que leur donne leur taille. Mais 5e lève les antennes, l'air s'est épaissi en humidité. Elle signale qu'il va pleuvoir.

Contre la pluie, nul ne peut lutter.

Les treize fourmis et leur navire font donc demi-tour en direction de l'île et se cachent dans le corps de l'acacia Cornigera qui, une nuit encore, leur servira d'abri. Le jeune arbre ne parle pas le langage phéromonal des insectes mais tout dans l'attitude de ses branches, dans l'odeur modifiée de sa sève, manifeste sa joie de revoir les fourmis rousses.

Du coup, les treize exploratrices investissent l'arbre creux, occupent les couloirs vivants et s'empressent de tuer les parasites en train de le ronger. C'est un long travail. Il y a des vers, des pucerons, des coléoptères comme l'horloge-de-la-mort, ainsi nommé parce qu'il fait un bruit de tic-tac en creusant le bois. Un par un, les acolytes de la princesse les traquent. Puis on les dévore. L'acacia respire; il reprend vie et remercie à sa manière les fourmis en laissant exsuder de la sève avec laquelle elles confectionnent une sauce pour accompagner les viandes.

Touiller de l'horloge-de-la-mort avec de la sève d'acacia, ça donne un plat typiquement insecte. Toutes se régalent de cette saveur nouvelle. C'est peut-être à cet instant que naît la première gastronomie myrmécéenne.

Dehors, la pluie s'est mise à tomber comme le laissait présager la noirceur du ciel. Tardives giboulées de mars qui tombent un 1er avril. Les fourmis se calfeutrent dans les branches les plus profondes de l'arbre ami.

Le tonnerre gronde. Des éclairs de lumière jaillissent et flashent à travers les orifices de l'arbre qui servent de hublots. Princesse 103e s'installe pour contempler le spectacle magnifique du ciel déchaîné domptant la nature du sol. Le vent courbe les arbres, des volées de gouttes mortelles fouettent les insectes insouciants qui n'ont pas encore songé à se mettre à l'abri.

Au moins, au sommet de leurs roseaux creux, 24e et les siennes seront protégées de l'attaque de la pluie.

L'orage claque. Les éclairs blessent les yeux de 103e. Le vacarme du tonnerre semble surgir d'au-delà la couverture des nuages. Même les Doigts doivent être soumis à cette force. Trois stries parallèles fendent l'obscurité, rendant le décor complètement blanc. Les fleurs, les arbres, les feuilles, la surface de l'eau étincellent en projetant d'immenses ombres noires puis vacillent pour retrouver leur couleur originelle. La moindre jonquille prend des allures inquiétantes sous l'orage. Les ramures des saules pleureurs clignotent. On croit que tout se calme quand un énorme bruissement se fait entendre. À la chaîne, des éclairs zèbrent le ciel de charbon. Même les toiles d'araignées se transforment en cercles blancs dans lesquels leurs propriétaires en pleine psychose de l'eau galopent en tous sens.

Court répit et le ciel se déchire encore plus fort. Tous les sens magnétiques des fourmis les informent que l'orage se rapproche. Les éclairs sont suivis de plus en plus rapidement du fracas du tonnerre. Les treize Beloka-niennes se pelotonnent et mêlent leurs antennes.

Soudain, l'arbre tressaille. Comme s'il venait d'être électrocuté. Un stress brusque fait frémir toute l'écorce. 5e bondit, affolée.

Le feu!

Un éclair a touché l'acacia qui est en train de s'embraser. Ça y est! Une grande lueur apparaît au sommet de l'arbre alors que, de partout, la sève suintant de l'écorce indique la souffrance du végétal. Les exploratrices ne peuvent rien faire pour le sauver. L'air devient empoisonné dans les couloirs blessés.

Dopées par la chaleur ambiante, les fourmis fuient vers le bas, par les racines, et creusent la terre de leurs mandibules pour se doter d'un abri protégé de l'eau et du feu. Elles ont du sable mouillé tout autour de la tête, ce qui leur donne des allures de monstres à tête cubique.

Elles se calfeutrent et attendent.

L'acacia brûle et crie sa douleur d'arbre agonisant en émettant des odeurs pestilentielles de sève. Ses branches se crispent comme si l'arbre allait danser pour montrer sa souffrance. La température monte. Dehors, la flamme est si haute que les fourmis en voient la lueur à travers l'épaisseur de sable qui leur sert de plafond.

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