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103e s'approche, veut humer des antennes avant de goûter, mais la reine des guêpes se plaque à elle, la contraignant à un bouche-à-bouche.

Baiser interespèces.

La vieille fourmi rousse aspire et déglutit. D'un coup, l'aliment magique pénètre en elle. Toutes les guêpes savent fabriquer de la gelée royale en cas de nécessité, mais il est évident que celle d'une reine est bien plus forte et délicate que le produit d'une simple ouvrière. Les relents sont si lourds qu'alentour, les autres Beloka-niennes en perçoivent les vapeurs opiacées.

C'est fort. Acide, sucré, salé, piquant, amer en même temps.

103e avale. La gelée brune se répand dans son système digestif. Dans l'estomac, la pâte se dilue et se dissémine dans son sang, elle remonte dans ses veines pour rejoindre son cerveau.

Au début, il ne se passe rien et la vieille exploratrice pense que l'expérience a échoué. Et puis, tout d'un coup, elle bascule. C'est comme une bourrasque. La sensation est plutôt désagréable.

Elle se sent mourir.

La reine des guêpes lui a tout simplement donné du poison et elle l'a absorbé! Elle sent le produit qui se disperse dans son corps, répandant cette sensation de noir et de brûlure dans toutes ses artères. Elle regrette d'avoir fait confiance à la reine. Les guêpes détestent les fourmis, c'est bien connu. Elles n'ont jamais admis que leurs cousines génétiques les surpassent.

103e se souvient de toutes les fois où, durant sa jeunesse chasseresse, elle a saccagé des nids de papier gris, fusillant à l'acide des défenseresses guêpes désemparées qui tentaient de se cacher derrière les morceaux de carton.

C'est une vengeance.

Tout s'obscurcit affreusement. Si ses traits étaient mobiles, ils présenteraient une terrible grimace.

Dans son esprit, tout n'est que douleur. Elle a du mal à ranger ses pensées. Le noir, l'acide, le froid, la mort l'envahissent. Elle tremble. Ses mandibules s'ouvrent et se ferment sans qu'elle puisse les contrôler. Elle perd la maîtrise de son corps.

Elle veut attaquer la reine des guêpes empoisonneuse. Elle avance, mais s'écroule sur ses pattes avant.

Sa perception du temps se modifie, il lui semble que tout se passe au ralenti et qu'il y a un moment très long entre l'instant où elle décide de bouger une patte et l'instant où celle-ci bouge vraiment.

Elle renonce à tenir sur ses six pattes et s'effondre.

Elle se voit comme si elle était à l'extérieur d'elle-même.

Surgissent de nouveau des images du passé. D'abord du passé direct, puis du passé plus lointain. Elle se voit en train de combattre la scorpionne, elle se voit surfant sur la marée des dos de criquets, elle se voit en train de traverser le désert.

Elle se revoit en train de s'enfuir du monde des Doigts, elle se revoit dialoguant pour la première fois avec les Doigts. Les mots sont olfactivement étourdissants.

Tout défile comme dans un film projeté à l'envers sur l'écran d'un téléviseur.

Elle revoit 24e, son amie de croisade, qui a créé sa cité libre de l'île du Cornigera, au milieu du fleuve. Elle se revoit volant pour la première fois sur le dos d'un scarabée rhinocéros et slalomant entre les gouttes de pluie dures et dangereuses comme des colonnes de cristal.

Elle revoit sa première expédition vers le pays des Doigts et sa découverte du bord du monde mortel, la route où leurs voitures éliminent toute forme de vie.

Elle se revoit luttant contre le lézard, luttant contre l'oiseau, luttant contre ses sœurs aux odeurs de roche qui complotaient dans la fourmilière.

Elle revoit le prince 327e et la princesse 56e lui parler pour la première fois du Mystère. Là commençait l'exploration, la découverte de l'autre dimension, celle des Doigts.

Sa mémoire roule et elle ne peut la ralentir.

Elle se revoit dans la guerre des Coquelicots, en train de tuer pour ne pas être tuée. Elle se revoit, fendant de coups de mandibules des cuirasses ennemies. Elle se revoit au milieu de foules de millions de soldates, se coupant mutuellement les pattes, les têtes et les antennes dans des combats dont elle avait oublié l'issue.

Elle se revoit courir entre les herbes, suivant des pistes odorantes qui fleurent bon le parfum de ses sœurs.

Elle se revoit toute jeune fourmi dans les couloirs de Bel-o-kan, se chamaillant avec d'autres soldates plus âgées.

103e remonte encore plus loin dans son passé. Elle se revoit nymphe, elle se revoit larve! Elle est une larve séchant dans 1e solarium du dôme de branchettes. Elle se revoit incapable de se mouvoir par ses propres moyens, hurlant des phéromones pour que des nourrices empressées s'occupent d'elle plutôt que des larves voisines.

A manger! Nourrices, donnez-moi vite à manger, je veux manger pour grandir, clame-t-elle.

Et c'est vrai qu'à l'époque, tout ce qu'elle espérait, c'était de vieillir plus vite…

Elle se revoit dans son cocon, de plus en plus petite.

Elle se revoit œuf pondu, empilé dans la salle de stockage des œufs.

Quel étrange effet de se revoir réduite à cette petite sphère nacrée emplie de liquide clair. C'était déjà elle. Elle a été ça.

Avant d'être une fourmi, j'étais une sphère blanche.

La pensée ronde s'impose.

Elle croit qu'on ne peut pas remonter plus loin que l'œuf, dans son passé. Mais si! Sa mémoire emballée continue de lui envoyer des images.

Elle revoit le moment de sa ponte. Elle remonte l'abdomen maternel et elle se voit ovule. Ovule venant tout juste d'être fécondé.

Avant d'être sphère blanche, j'étais sphère jaune.

En arrière. Encore plus loin, toujours plus loin.

Elle assiste à la rencontre entre gamète mâle et gamète femelle au cœur de l'ovule. Et là, 103e se retrouve à cet instant imperceptible où s'opère le choix entre masculin, féminin et neutre.

L'ovule frémit.

Masculin, féminin, neutre? Tout vibre au cœur de l'ovule. Masculin, féminin, neutre?

L'ovule danse. Des liquides étranges se mêlent, se décomposent dans son noyau, formant des sauces molles aux reflets moirés. Les chromosomes s'entremêlent comme de longues pattes. X, Y, XY, XX? C'est finalement le chromosome féminin qui l'emporte.

Ça y est! La gelée royale a modifié le cours de sa propre évolution cellulaire en remontant jusqu'au premier aiguillage, celui qui a défini son sexe.

103e est maintenant femelle. 103e est maintenant princesse.

Dans sa tête, un feu d'artifice se déchaîne comme si, tout à coup, son cerveau ouvrait toutes leurs petites portes pour laisser rentrer la lumière.

Toutes les vannes s'ouvrent. Tous ses sens se décuplent. Elle ressent tout plus fort, plus douloureusement, plus profondément.' Elle perçoit son corps comme un ensemble très sensible, qui vibre à la moindre onde extérieure. Ses yeux sont envahis de taches multicolores, ses antennes lui piquent comme si elles étaient soudain recouvertes d'alcool pur et elle craint de les perdre.

Ce n'est pas vraiment agréable, mais c'est très fort.

Elle se sent si impressionnable qu'elle a envie de creuser le sol pour se cacher et se protéger de toutes ces myriades d'informations auditives, olfactives, lumineuses, qui affluent de partout pour se déverser dans son cerveau. Elle perçoit des émotions inconnues, des sensations abstraites, des odeurs qui s'expriment par des couleurs, des couleurs qui s'expriment par des musiques, des musiques qui s'expriment par des sensations tactiles, des sensations tactiles qui s'expriment par des idées.

Ces idées affluent en remontant de son cerveau comme une rivière souterraine qui jaillirait pour se transformer en fontaine. Chaque goutte d'eau de cette fontaine est un instant de son passé qui revient, mais éclairé par ses nouveaux sens et sa capacité nouvelle de percevoir émotions et abstractions.

Tout s'éclaire d'un jour nouveau. Tout est différent, plus subtil, plus complexe, tout émet bien plus d'informations qu'elle ne le croyait.

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