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Au fur et à mesure que l'ennemi se rapproche, les révolutionnaires pro-Doigts comprennent que la bataille est perdue d'avance. Beaucoup, parmi les plus petits insectes arrivés en touristes, préfèrent renoncer et s'enfuir.

L'armée fédérale est de plus en plus près.

Les escargots-caravane qui viennent enfin de comprendre ce qui se passe ouvrent de larges bouches béantes pour hurler en silence leur peur. Les escargots ont 25 600 petites dents pointues qui leur permettent de déchiqueter les feuilles de salade.

Les escargots gauchers, reconnaissables au fait que leurs coquilles sont enroulées vers la droite, sont les plus nerveux. Ils lancent bien haut leurs cornes et font jaillir à leurs bouts leurs sphères oculaires comme des bourgeons dans un bruit de succion. Certains escargots dressent leur torse et donnent de grands coups de tête à leur coquille pour en faire choir les myrmécéennes et leurs objets inutiles. Puis ils fuient le champ de bataille.

Déjà, la première ligne d'artillerie ennemie s'est mise en position. Elle forme une rangée compacte quasi parfaite. Les abdomens se dressent et décochent une volée de gouttes corrosives qui partent comme des missiles jaunes et retombent dans les premières lignes révolutionnaires. Les corps touchés se tordent de douleur.

Une deuxième ligne d'artillerie les remplace déjà, se dresse et provoque au moins autant de dégâts que la première.

C'est l'hécatombe parmi les révolutionnaires proDoigts. Le nombre des déserteurs s'accroît à l'arrière de la cohorte. Leur intérêt pour les Doigts n'est finalement pas assez fort pour les entraîner à affronter la grande fédération des fourmis rousses.

Les escargots touchés par l'acide, fous de terreur, tendent leur cou vers le ciel puis tournoient en montrant leurs petites dents et leurs longs yeux exorbités. Quand ils sont à ce point de panique, ils produisent deux fois plus de bave, probablement un réflexe pour pouvoir fuir plus rapidement. Les révolutionnaires pro-Doigts trop proches des escargots sont englués. Certains se font mordre par les dents fines comme des aiguilles de ces herbivores.

Les deux armées se font face tels deux immenses ani-. maux fourbus et enragés. Pour l'instant, tout est encore calme. Tous savent que bientôt il va y avoir le grand corps à corps.

A deux cent vingt mille contre moins de cinquante mille, la bataille promet d'être grandiose.

Une fourmi fédérée lève une antenne. Une odeur est lâchée.

Chargez!

Aussitôt un rugissement d'odeurs de guerre s'élève au-dessus des milliers d'antennes dressées.

Les révolutionnaires plantent profondément leurs griffes dans le sol pour supporter le choc.

Les centaines de légions fédérées foncent droit devant. Les cavalières galopent. Les artilleuses se hâtent. Les cisailleuses courent en levant la tête pour ne pas se gêner mutuellement avec leurs longs sabres labiaux. La petite infanterie court sur les corps de la grande infanterie pour aller plus vite comme s'il s'agissait d'un tapis roulant. Le sol tremble sous leur nombre.

Les deux armées sont sur le point de se toucher.

C'est le choc. Les mandibules des premières lignes fédérées se plantent dans les mandibules des premières lignes révolutionnaires.

Ce premier immense baiser noir accompli, les légions des deux armées se déploient sur les flancs pour élargir le sourire funèbre. Les mandibules nues fouaillent dans les forêts de pattes pour en découper les genoux. Un tourbillon de légions fédérées s'engouffre dans une ligne de défense révolutionnaire.

Vingt fourmis révolutionnaires pro-Doigts des plus vigoureuses brandissent une brindille enflammée avec laquelle elles maintiennent à distance la cavalerie fédérée. Le geste sème certes la frayeur à proximité mais ne suffît pas à compenser l'infériorité numérique. De plus, les cavalières avaient dû être prévenues et s'attendre que le feu transporté à travers la forêt apparaisse dans la bataille car elles se ressaisissent rapidement et se contentent de contourner la longue lance enflammée.

C'est la grande mêlée. Ça tire. Ça fouette. Ça mord. Ça crie des odeurs menaçantes. On s'étreint pour faire craquer sous la pince de ses mâchoires l'armure ennemie. Des lambeaux de chitine brisée dévoilent des chairs liquides à vif. On se poignarde. On s'assomme. On se crache au visage des relents riches en mots immondes. On se fait des crocs-en-jambe. On se plante les antennes dans les articulations. On se découpe le cou. On se tord les yeux. On plie les mandibules. On tire sur les labiales.

La fureur meurtrière est à son paroxysme et certaines fourmis, ivres de tuer, égorgent sans distinction alliées et ennemies.

Des corps sans tête continuent de galoper sur le champ de bataille, ajoutant à la confusion générale. Des têtes sans corps sautillent parce qu'elles ont enfin compris l'insanité de la guerre de masse. Mais personne ne les écoute.

Depuis un monticule, 15e, arrimée à son abdomen, tire à gros bouillons et en rafales. Son cul fume. Quand son abdomen est vide, elle charge en cognant de la pointe épineuse de son crâne. 5e, dressée sur quatre pattes, préfère distribuer des gifles en lançant ses deux pattes avant, comme des fouets terminés par les hameçons de ses griffes. 8e, complètement déchaînée, attrape un cadavre ennemi et le fait tournoyer autour de sa tête avant de le lancer de toutes ses forces contre une ligne de cavalerie. 8e pense que la catapulte devrait permettre de généraliser un jour ce genre de prouesse. Elle veut reproduire l'exploit mais, déjà, plusieurs soldates ennemies s'emparent d'elle et lui raient sa carrosserie.

On se cache dans les petits trous du sol pour mieux surprendre l'ennemi. On tourne autour des herbes pour fatiguer l'adversaire. 14e essaie de convaincre une ennemie de dialoguer, sans succès. 16e est recouverte de combattantes et, malgré ses excellents organes de Johns-ton, ne parvient plus à se situer sur le champ de bataille. 9e se met en boule et, ainsi tassée, roule contre un groupe d'ennemies qu'elle parvient à déséquilibrer. Il ne lui reste plus alors qu'à leur couper les antennes avant qu'elles ne reprennent leurs esprits. Sans antennes, les fourmis ne peuvent plus combattre.

La foule des assaillantes est trop dense.

Princesse 103e est atterrée qu'on s'extermine ainsi entre membres d'une même famille. Après tout, alliées ou adversaires, sur ce champ de bataille déjà si endeuillé, elles sont pour l'essentiel des sœurs.

Il leur faut pourtant gagner.

103e fait signe à ses douze compagnes de la rejoindre et leur explique son idée. L'escouade se place immédiatement au centre de la plus grosse masse de révolutionnaires et, protégée par la muraille de leurs corps, creuse un tunnel. Trois d'entre elles portent une braise dans son écrin de pierre. Pour sortir du champ de bataille, les treize exploratrices creusent longtemps droit devant elles. La chaleur du feu leur donne de l'énergie. Elles se repèrent avec leurs organes sensibles aux champs magnétiques terrestres. Direction Bel-o-kan.

Au-dessus d'elles, la terre vibre sous le fracas des combats. Elles creusent dans le sous-sol de toute la force de leurs mandibules. À un moment, la braise faiblit et elles s'arrêtent pour vite agiter leurs antennes au-dessus afin de créer le petit courant d'air propice à la revitaliser.

Elles découvrent enfin une zone friable. Elles en repoussent le terreau et débouchent dans un couloir. Elles sont dans la cité de Bel-o-kan. Rapidement, elles en remontent les étages. Certes, quelques ouvrières se demandent sur leur passage ce que font ces fourmis dans leur ville, mais elles ne sont pas elles-mêmes soldates et ce n'est pas leur rôle, d'assurer la sécurité urbaine; elles n'osent pas intervenir.

L'architecture de la Cité a bien changé depuis la dernière visite de 103e. Bel-o-kan est maintenant une vaste métropole où s'affaire visiblement beaucoup de monde. Un instant, la fourmi hésite. Ne va-t-elle pas commettre l'irréparable?

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