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En adaptant des caméras et des micros numériques sur des ordinateurs branchés sur le réseau informatique mondial, Ji-woong réussit à faire jouer en même temps et en direct des musiciens appartenant à plusieurs Révolutions des fourmis étrangères. Fontainebleau fournit la batterie, San Francisco la guitare rythmique et la lead guitare, Barcelone les voix, Amsterdam le clavier, Sydney la contrebasse et Séoul le violon.

Des groupes de toutes origines se succédaient sur les autoroutes numériques. D'Amérique, d'Asie, d'Afrique, d'Europe et d'Australie, une musique planétaire expérimentale et hybride se répandait.

Dans le carré du lycée de Fontainebleau, il n'y avait plus de frontières ni dans l'espace, ni dans le temps.

La photocopieuse du lycée ne cessait de tourner pour imprimer le menu du jour (résumé des principaux événements annoncés pour la journée: groupes de musique, théâtre, stands expérimentaux, etc., mais aussi poésies, nouvelles, articles polémiques, thèses, statuts de sous-filiales de la Révolution, et même, depuis peu, des photos de Julie prises lors du deuxième concert, et évidemment le menu gastronomique de Paul)..

Dans les livres d'histoire et à la bibliothèque, des assiégés avaient recherché et trouvé des portraits de grands révolutionnaires ou de célèbres rockers d'antan qui leur convenaient, les avaient photocopiés et les avaient ensuite affichés dans les couloirs de l'établissement. On y reconnaissait notamment Lao Tseu, Gandhi, Peter Gabriel, Albert Einstein, le Dalaï-Lama, les Beatles, Philip K. Dick, Frank Herbert et Jonathan Swift.

Dans les pages blanches, à la fin de l'Encyclopédie, Julie nota:

«Règle révolutionnaire n° 54: L'anarchie est source de créativité. Délivrés de la pression sociale, les gens entreprennent tout naturellement d'inventer et de créer, de rechercher la beauté et l'intelligence, de communiquer entre eux de leur mieux. Dans un bon terreau, même les plus petites graines donnent de grands arbres et de beaux fruits.»

Des groupes de discussion se formaient spontanément dans les salles de classe.

Le soir, des volontaires distribuaient des couvertures dans lesquelles les jeunes, dehors, s'enveloppaient à deux ou trois, serrés les uns contre les autres pour entretenir la chaleur humaine.

Dans la cour, une amazone fit une démonstration de tai-chi-chuan et expliqua que cette gymnastique millénaire mimait des attitudes animales. En les mimant ainsi, on comprenait mieux l'esprit des bêtes. Des danseurs s'inspirèrent de cette idée et reproduisirent les mouvements des fourmis. Ils constatèrent que les gestes de ces insectes étaient très souples. Leur grâce était exotique et fort différente de celle des félins et des canidés. Levant les bras en guise d'antennes et les frottant, les danseurs inventèrent des pas nouveaux.

– Tu veux de la marijuana? proposa un jeune spectateur en tendant une cigarette à Julie.

– Non merci, les trophallaxies gazeuses, j'ai déjà donné et ça m'abîme les cordes vocales. Il me suffit de contempler cette énorme fête pour me sentir partie.

– Tu as de la chance, il te suffit de peu de chose pour te stimuler…

– Tu appelles ça peu de chose? s'étonna Julie. Moi, je n'avais encore jamais vu une telle féerie.

Julie était consciente qu'il importait d'introduire un peu d'ordre dans ce bazar, sinon la Révolution s'autodé-truirait.

Il fallait proposer un sens à tout ça.

La jeune fille passa une heure entière à scruter dans leur aquarium les fourmis destinées aux expériences de communication phéromonale. Edmond Wells assurait que l'observation des comportements myrmécéens était d'un grand secours si l'on voulait inventer une société idéale.

Elle, elle ne vit dans le bocal que de petites bêtes noires assez repoussantes qui toutes semblaient vaquer bêtement à des occupations «bêtes». Elle finit par conclure qu'elle s'était peut-être trompée sur toute la ligne. Edmond Wells parlait sans doute par symboles. Les fourmis étaient des fourmis, les humains des humains, et on ne pouvait pas leur appliquer les règles de vie d'insectes mille fois plus petits qu'eux.

Elle monta dans les étages, s'assit au bureau du professeur d'histoire, ouvrit l'Encyclopédie et rechercha d'autres exemples de révolutions dont ils pourraient s'inspirer.

Elle découvrit l'histoire du mouvement futuriste. Dans les années 1900-1920, des mouvements artistiques avaient foisonné un peu partout. Il y avait eu les dadaïstes en Suisse, les expressionnistes en Allemagne, les surréalistes en France et les futuristes en Italie et en Russie. Ces derniers étaient des artistes, des poètes et des philosophes ayant pour point commun leur admiration pour les machines, la vitesse et plus généralement pour toute technologie avancée. Ils étaient convaincus que l'homme serait un jour sauvé par la machine. Les futuristes montèrent d'ailleurs des pièces de théâtre où des acteurs déguisés en robots venaient au secours des humains. Or, à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, les futuristes italiens ralliés à Marinetti adhérèrent à l'idéologie prônée par le principal représentant des machines, le dictateur Benito Mussolini. Que faisait-il d'autre, après tout, que de construire des chars d'assaut et autres engins destinés à la guerre? En Russie, et pour les mêmes raisons, certains futuristes se joignirent au parti communiste de Joseph Staline. Dans les deux cas, ils furent utilisés pour la propagande politique. Staline les envoya au goulag quand il ne les fit pas assassiner.

Julie s'intéressa ensuite au mouvement surréaliste. Luis Bunuel le cinéaste, Max Ernst, Salvador Dali et René Magritte les peintres, André Breton l'écrivain, tous pensaient pouvoir changer le monde grâce à leur art. En cela, ils ressemblaient un peu à leur bande des huit, chacun agissant dans son domaine de prédilection. Cependant, les surréalistes étaient trop individualistes pour ne pas se perdre très vite dans des querelles intestines.

Elle crut trouver un exemple intéressant avec les situa-tionnistes français dans les années soixante. Eux prônaient la révolution par le canular et, refusant la «société du spectacle», se tenaient virulemment à l'écart de tout jeu médiatique. Des années plus tard, leur leader, Guy Debord, devait d'ailleurs se suicider après avoir accordé sa première interview télévisée. Du coup, les situation-nistes sont demeurés pratiquement inconnus en dehors de quelques spécialistes du mouvement de Mai 68.

Julie passa aux révolutions proprement dites.

Dans les révoltes récentes, il y avait celle des Indiens du Chiapas, dans le sud du Mexique. À la tête de ce mouvement zapatiste, il y avait le sous-commandant Marcos, là encore un révolutionnaire qui se permettait d'accomplir des prouesses en les plaçant sous le signe de l'humour. Son mouvement était cependant fondé sur des problèmes sociaux très réels: la misère des Indiens mexicains et l'écrasement des civilisations amérindiennes. Mais la Révolution des fourmis de Julie n'était animée d'aucune colère sociale véritable. Un communiste l'aurait qualifiée de «révolution petite-bourgeoise» et elle avait pour seule motivation un ras-le-bol de l'immobilisme.

Il fallait trouver autre chose. Elle tourna encore les pages de l'Encyclopédie sortant du pur cadre des révolutions militaires pour aborder les révolutions culturelles.

Bob Marley à la Jamaïque. La révolution rasta était proche de la leur, dans la mesure où toutes deux étaient parties de la musique. S'y ajoutaient un discours pacifiste, une musique branchée sur les battements de cœur, l'usage généralisé du joint de ganja, une mythologie tirant ses racines et ses symboles d'une culture ancienne. Les rastas s'étaient donné pour référence l'histoire biblique du roi Salomon et de la reine de Saba. Mais Bob Marley n'avait pas cherché à changer la société, il avait simplement voulu que ses adeptes se décrispent et oublient leur agressivité et leurs soucis.

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