Lettre 121. Gaudet, à Laure.
[Son arrivée ne garantira pas la malheureuse Ursule du châtiment!].
10 août.
Des raisons m’ont obligé à ne pas descendre chez nous. S’il y a quelque chose, fais-moi-le savoir; mon laquais, quoique nouveau, est un homme sûr: il est instruit. Parle-moi de ta cousine. La belle Parangon, que j’ai suivie, accompagnée, amusée, distraite malgré elle de son cher Edmond, est arrivée dans cette ville, pleine de charmes et de douleur: mais je saurai préserver le frère des premiers, la sœur de la dernière, et l’un et l’autre de reproches mérités, qui seraient inutiles à présent: je suis plus propre qu’elle à remédier au mal; je ressemble à la lance d’Achille, je porte blessure et guérison.
Tout à ma Laure, en plus d’un sens.
Lettre 122. Réponse.
[Elle craint pour Ursule.].
Même jour.
Ton arrivée ne sera pas inutile à tes deux élèves: Ursule est dans un étrange embarras, et son frère paraît livré à la fureur du jeu, avec un emportement qui m’épouvante! Voilà deux lettres de ma cousine qu’elle a fait remettre chez moi, et que j’ai gardées; l’une du 10, l’autre d’hier. Je n’en veux pas confier davantage au papier. Ursule va bien loin! et elle est menacée d’une cruelle vengeance! mais j’espère plus de tes talents et de ton esprit que je ne crains le vindicatif Italien.
À notre entrevue désirée.
Lettre 123. Réplique.
[Il néglige un avis utile! Dieu lui ôte sa prudence ordinaire, pour que le crime soit puni.].
Même jour.
Tu feras tenir cette lettre à Ursule, le plus tôt possible. J’ai fait réponse à la première, avant d’avoir lu la seconde je vais lire celle-ci, et j’y répondrai sur-le-champ. J’ai caché mon arrivée, parce que j’ai su que l’italien voulait faire un mauvais parti à Ursule: je me tenais où je suis pour l’observer. Mais il n’oserait, et je vais me montrer. Que fera-t-il? dans notre siècle, les atrocités ne sont plus de mode, même parmi les descendants des proscripteurs et des proscrits. Il y a longtemps que les sentiments des Marius, des Sylla, des Antoine, des Octavien, des Tibère, des Caligula, des Néron, des Commode, etc., sont absolument éteints en Italie. L’avis m’avait étonné. Je suis revenu de cette crainte pusillanime. On m’avait offert de me vendre l’agent de l’italien, un malheureux tiré des cachots, qui s’est mis porteur d’eau, pour se dérober à la justice. Je l’aurais eu, en donnant cent louis de plus que l’Italien. C’est une duperie, ces gens-là ne voulaient que m’escroquer de l’argent: le silence a été ma réponse.
Tu feras tenir ma seconde lettre dès que je te l’aurai fait remettre.
P.-S. – Justement! comme j’allais cacheter, j’apprends par un de mes affidés, que c’était de concert avec l’italien, qu’on m’offrait de corrompre son vil agent. Je me tiendrai coi, et ils en seront pour leurs démarches.
Lettre 124. Gaudet, à Ursule.
[Il répond à la CXXème, et paraît se rétracter de tous ses mauvais avis: mais fatalement cette lettre ne put être remise, et Laure la garda; si bien qu’elle ne fut ouverte qu’après la captivité d’Ursule, et ce fut ce qui commença de la ramener. Il semble que Dieu ait voulu tirer le bien de la source même du mal.].
Même jour.
Vous n’avez pas oublié, ma charmante, ce que je vous écrivais le 7 mai dernier: qu’il ne faut rien outrer, que la nature et la société punissent tous les excès, et que dans notre situation présente, nous dépendons autant de la société que de la nature. J’ai détruit vos préjugés, parce que j’ai cru qu’ils nuiraient à votre bonheur: mais si j’avais pensé qu’ils eussent pu contribuer à votre félicité, je les aurais fortifiés, au lieu de les détruire. Vous avez été trop loin, ma chère Ursule! beaucoup trop loin! et je crains aujourd’hui ce que vous avez fait faire à votre frère; si jamais ses lumières venaient à s’offusquer, sa philosophie à être moins sûre, cette action le réduirait à un désespoir féroce. Je n’ai jamais eu l’idée, en vous dépréjugeant l’un et l’autre, que vous en viendriez là. Ce n’est pas tout que de faire tout ce qui est permis; il faut envisager toutes les suites possibles, et celles de cette action me font trembler. Au reste, peut-être ne sont-ce que de vaines craintes; Edmond me paraît affermi… Cependant, quand je considère la violence qu’ont ses passions, je n’ose croire à sa philosophie; je croirais plutôt à la vôtre.
Ma chère enfant! arrête-toi; tu as été trop loin: rétrograde un peu, pour être ce qu’il faut que tu sois. J’avais sur toi des vues importantes que tu as anéanties. On peut être sans préjugés, mais il ne faut pas détruire les facultés de la nature: tu te blases; un honnête homme, qui t’aimera, ne pourra plus espérer de te rendre mère, si tu continues; cette qualité est la plus belle des femmes: il ne faut pas l’oublier.
J’ai été mécontent de ce que tu dis au sujet de ton fils, en parlant du marquis ruiné. La tendresse maternelle est naturelle au moins, si la paternelle ne l’est pas; évite d’être un monstre: on l’est de plusieurs manières, au moral, comme au physique, par la cruauté, par l’insensibilité, par des sentiments et des actions qui éteignent toute idée de société générale ou particulière. Si tu manques d’une faculté essentielle à la femme, quelle qu’elle soit, tu n’es plus une femme; tu es un monstre! Il est temps de s’arrêter. Il faut une réforme, et il la faut absolue, autant que prompte.
Si j’ai tâché d’anéantir la religion dans ton frère, dans toi-même, ce n’est pas que je haïsse la religion; loin de là! je suis un de ses amateurs, et il est des gens à qui je l’inculque journellement. Si j’avais existé du temps de son institution, j’aurais été un de ses apôtres. En effet, considère ce qu’était le genre humain, quand un héros, un Dieu la montra au monde! Des monstres égorgeaient d’autres monstres; les provinces étaient dévastées par des gouverneurs rapaces; la capitale du monde, Rome, après d’horribles proscriptions, avoir gémis sous un Tibère, un Caligula, une Messaline, se voyait gouvernée par Néron; des bêtes féroces qui s’entre-déchirent, sont plus douces que n’étaient ces hommes. Une voix s’élève du fond de la Judée; un homme, un ange, un Dieu, s’écrie: «Aimez-vous les uns les autres! Vous êtes tous frères: pardonnez les injures; si l’on vous frappe, souffrez, bénissez, faites du bien: donnez, tolérez; que la différence des sentiments ne vous empêche pas de vous entre-secourir. Ô Mortels infortunés! je vous aime! je vous chéris! Je viens vous annoncer une religion nouvelle, qui fera que vous vous aimerez, que vous vous chérirez les uns les autres: je sais que les méchants vont s’opposer à ma doctrine; la hardiesse que j’ai de la prêcher, me coûtera la vie, mais je donnerai mon sang avec joie pour cimenter ma doctrine: que je meure du plus cruel des supplices; mais que je vous adoucisse; que je vous rende heureux!… Opprimés, réjouissez-vous! Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. Vous serez heureux, lorsque les hommes vous persécuteront, qu’ils vous chargeront d’injures, qu’ils vous tueront, à cause de ma doctrine fraternelle. Prêchez-lasans crainte: si vous périssez! qu’est-ce que la vie, auprès de la gloire immortelle qui vous attend? Soyez les bienfaiteurs du genre humain; allez partout inviter, presser les hommes de s’aimer, de vivre en frères; vous trouverez au fond de votre cœur une satisfaction douce, qui vous rendra heureux, dès cette vie, comme je le suis; un jour vous et moi, nous aurons des autels.» Il ne s’en tient pas là; il exécute ce qu’il dit; il prêche, il touche; il recherche les pauvres qu’il a loués; il les console; il leur montre la gloire et le bonheur, dans la bonne vie, dans la confraternité: il fait des héros de douze pauvres pêcheurs, de soixante-douze pauvres manœuvres; il les anime de son esprit sacré; ils deviennent, par lui, plus que des hommes. Ce héros, ce Dieu (car quel autre nom lui donner?) est arrêté, comme il l’avait pressenti: on le condamne; et il meurt avec la douceur de l’agneau. Ses prosélytes effrayés, se croient perdus. Ils se dispersent; ils se cachent, – mais bientôt, ils reprennent courage, ils reviennent, animés de l’esprit de leur divin maître, du bienfaiteur, du sauveur du genre humain, ils affrontent la mort, rien ne peut les arrêter! ces, hommes généreux, ces héros, ces demi-dieux, ils viennent au milieu des pierres qui les lapident, des fouets qui les déchirent, des épées qui les mutilent, et qui leur donnent la mort, ils viennent crier à leurs bourreaux: «Vous êtes tous frères; aimez-vous, chérissez-vous, faites-vous du bien: pourquoi vous haïr, vous tourmenter, vous persécuter? imitez notre patience: vous nous déchirez, et nous vous pardonnons, nous vous bénissons, nous vous aimons, tous nos bourreaux que vous êtes. – Et Celui qui leur avait inspiré de pareils sentiments, qui leur avait donné l’exemple, dont l’âme aimante les animait encore, ne serait pas un Dieu! Périsse le blasphémateur qui osera le dire!… Ô Fils de Marie! si tu n’avais pas des autels, je t’en dresserais… Je t’en dresserais au moins dans mon cœur, si les lois de mon pays s’y opposaient. Sauveur du genre humain, divin législateur, qui es venu faire des hommes et des frères de bêtes féroces, prosterné devant l’image glorieuse de l’instrument de ton supplice, je t’adore avec une ardeur brûlante et le transport de la reconnaissance!…