Mais, ma chère sœur, peut-être aimerais-tu mieux que je te parlasse des curiosités de Paris, que de toutes ces petites misères, que je ne te raconte que pour ne te rien taire; et encore, parce que chez nous, je sais que tout amuse: d’ailleurs tu m’aimes si tendrement, que je crois pouvoir t’écrire comme je caquetterais avec toi, si nous étions ensemble soit ici, soit à L.-B.: enfin, je te marque ce qu’une autre que moi ne pourrait t’écrire, au lieu que vous avez mon frère pour vous raconter dans ses lettres ce qu’il y a de remarquable à Paris, beaucoup mieux que je ne le ferais. C’est en conséquence de tout cela, qu’après t’avoir dit que je vois Laure en secret, je vais traiter le point de mes occupations, parce que je m’en acquitterai bien.
Nous n’avons pas un moment d’inutile, sous la direction de Mme Canon; et depuis que Mme Parangon est avec nous, elle ne diminue pas notre occupation, mais elle y répand un charme, qu’elle seule peut donner. Le matin, en nous levant, nous faisons la prière; puis nous dessinons d’après les meilleurs modèles: nous peignons ensuite quelque sujet indiqué par notre maître, par mon frère, ou par Mme Parangon. Cela nous mène jusqu’à midi, que nous allons à la messe. Au retour, une leçon de musique, donnée par une femme: c’était une jeune marchande de musique de la rue du Roule, qui est très aimable; mais Mme Parangon la remplace absolument depuis quelques jours. On dîne à deux heures. Nous allons à la promenade, où nous faisons une lecture. On travaille à l’aiguille, en modes, en robes, en linge le reste de la journée, jusqu’au souper; ce temps est d’environ quatre heures, à moins que la promenade n’ait été longue; ce qui est fort rare. Après le souper, on parle dessin, peinture, et de ce qu’on fera le lendemain en ce genre, afin de préparer la tête à ce qui doit l’occuper dans la matinée, et pour que les idées s’y gravent mieux durant les intervalles du sommeil. Cette méthode me paraît excellente, et je m’en trouve bien; toutes mes pensées, dans les insomnies, se portent sur l’art qu’on m’enseigne, et je fais quelquefois des réflexions très heureuses. Mme Parangon aurait peut-être consenti à ne nous occuper que de peinture; mais sa chère tante Canon lui a dit à cette occasion avec un peu d’humeur: «je ne saurais voir des femmes ne faire aucun ouvrage de femme: pour moi, si je ne tenais jamais l’aiguille, je me croirais bientôt un homme! Fi! des femmes qui font les hommasses! il n’y a rien au monde de si vilain, de si messéant! Ça conduit à perdre toute pudeur.» Mme Parangon fût l’embrasser la larme à l’œil, en lui disant: «Ah! ma chère tante! la belle vérité, que vous venez de dire là! Je ne saurais vous exprimer combien je profite avec vous, et combien vos sages avis me font éviter d’écarts! oui, en vérité, ce que vous venez de dire vous est dicté par la sagesse même!» Je crois aussi qu’elle a raison, et qu’il faut que les femmes soient femmes. Nous sommes très heureuses dans notre vie occupée; nous ne connaissons pas l’ennui, et si nous ne nous dissipions pas un peu trop en allant à l’église ou à la promenade, il n’y aurait pas d’innocence et de tranquillité comparables à la nôtre.
Je te dois un compliment bien sincère, en finissant cette lettre, ma chère Fanchon, c’est que tu traites tout ce que tu m’écris, de la manière la plus intéressante; tu me touches, tu m’attendris, et Mme Parangon en particulier, est enchantée de ton style et de tes sentiments. Adieu, sœurette bonne amie: ménage-toi. Tu nourris ton fils; cela te met à l’abri de bien des petits inconvénients, auxquels j’entends dire que les femmes de Paris sont sujettes.
Lettre 20. Edmond, à Ursule.
[Il parle d’Edmée, ainsi que de son art, et finit par un mauvais conseil à Ursule.].
13 avril.
Je suis dans un isolement pénible, ma chère sœur; tout le monde m’abandonne à moi-même, et en vérité je ne sais comment faire pour réparer le vide où on me laisse: on est toute à toi, et je ne suis plus rien, ce n’est pas que j’en sois jaloux; mais si je cherche aussi à occuper mon cœur, vous n’aurez rien à me dire.
J’ai revu Edmée ces jours passés: elle est encore aussi aimable qu’elle me l’avait paru à Vaux. C’est tout ce que je puis t’en écrire à présent. Tu confieras de ma part à notre adorable fée, que j’ai été assez familier chez sa voisine; mais que je m’en retire insensiblement; les coquettes (soit dit sans médisance), ne sont pas la société qu’il me faut. J’espère que tu me donneras de tes nouvelles. Celles d’ici, à l’exception de ce qui regarde la santé de nos chers père et mère, et de toute notre famille, qui est excellente, ne méritent pas que je t’en entretienne. Il en est cependant qui pourraient t’intéresser; mais je ne sais pas s’il est à propos de te les donner.
Nous sommes assez bien, M. Parangon et moi, depuis quelque temps; je le seconde de tout mon pouvoir, et nous travaillons tous deux, comme pour éviter que le diable ne nous tente. J’ai fait une Annonciation pour un maître-autel, et j’ai cherché partout une figure de vierge bien agréable et bien angélique: j’en aurais bien pris une qui est toute céleste, ou celle de Mlle Fanchette, ou la tienne: mais cela aurait pu faire un mauvais effet sur M. Parangon; j’ai pris celle d’Edmée; et il faut avouer que c’est peut-être le minois qui convenait le mieux au sujet: car la beauté que j’avais d’abord en vue est trop voluptueuse, et on aurait été tenté au lieu de prier, je serais ainsi tombé dans le même inconvénient que Rubens dans son Annonciation que M. le prince de Conti vient de faire acheter, et où la Vierge est en petit nez retroussé des plus coquets; quant à Mlle Fanchette, elle est trop jeune, et elle a déjà trop de cette aimable langueur qui la rendra si dangereuse un jour. Pour toi, je ne sais, mais ta figure vaudrait mieux en Madeleine encore un peu galante. Ma foi, il me fallait Edmée, et je l’ai trouvée là fort à propos! M. Parangon, qui ne la connaît pas, a trouvé la tête admirable! Il en a fait honneur à mon imagination, et il m’assure que j’ai dans l’esprit les belles formes de la nature. Pour lui, qui s’était réservé un Saint-Joseph, pour mettre à la chapelle qui fait le pendant de celle de l’Annonciation, il a jugé à propos de se peindre trait pour trait, je ne sais à quelle intention. Dans un autre tableau à nous deux, où nous avions Psyché, poursuivie par Vénus déguisée en Furie, il a donné à la Furie les traits de Mme Canon, au plus naturel; moi, j’ai fait Psyché sous ceux d’une femme que nous adorons: mais ici M. Parangon m’avait dit de prendre le grand portrait de la chambre à coucher, pour modèle. On me flatte que je l’ai surpassé, quoique M. Parangon regarde ce portrait comme son chef-d’œuvre. C’est que j’avais bien mieux dans le cœur les traits que je devais rendre sur la toile, que lui dans les yeux, et que c’est le cœur, plus que l’œil, qui conduit la main. Voilà toutes les nouvelles que je te puis donner, chère bonne amie. Offre mon hommage à Mme Parangon et à Mlle Fanchette.
P.-S. – Vous ne voyez pas M. Gaudet? Nous sommes fort bien ensemble: c’est un bon ami. S’il veut te parler en particulier, ma foi, il faut t’y prêter, et n’en rien dire. Quant à Laure, je sais que vous vous voyez assez souvent, et qu’il te donne ses avis par elle, comme nous en étions convenus dès ici; tu ne saurais mieux faire que de les suivre à la lettre. Il serait heureux qu’elle fût admise chez vous.